Billet de blog 7 mai 2025
Ce que les succès (et les critiques) de la France Insoumise révèlent de la situation / Samuel Hayat
Chargé de recherche CNRS, CEVIPOF
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L’émission Complément d’enquête consacrée à LFI est discutable, mais elle nous informe sur les partis, la représentation politique et le charisme. Plutôt que d'accuser LFI d'être une meute et Mélenchon d'être un gourou, il faudrait se demander pourquoi ces formes de militantisme sont adaptées tant au présidentialisme de la Ve République qu’aux logiques médiatiques et aux mutations de l’engagement.
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LFI réussit là où les autres partis échouent : elle obtient des succès électoraux répétés, a fait apparaître une nouvelle génération de cadres, avec de multiples noms désormais connus et reconnus médiatiquement, ce qui n’est le cas d’aucune autre formation politique à gauche. Dans la situation présente, qu’on le veuille ou non, LFI semble la seule vraie machine efficace à gauche, en tout cas sur la scène politique nationale. Bien sûr, l’efficacité n’est pas un but en soi, mais c’est un élément central pour la gauche électorale, celle qui vise la prise du pouvoir par les urnes.
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auparavant les partis, Parti socialiste en tête, formaient leurs cadres par le militantisme, en particulier syndical. Une carrière militante à gauche commençait dès le lycée (FIDL, UNL) puis à l’université (UNEF-ID). Il y avait du militantisme jeune (MJS), de l'action locale, des débats, des courants. Dans l’appareil, on montait progressivement, à la suite d’une série d’épreuves qui créaient des rapports de concurrence, de camaraderie, une structure idéologique, des réseaux.
Or ce modèle s’est effondré, car il reposait sur un afflux constant de militant-es, d’adhérent-es, qui s’est tari partout. Par conséquent, le PS (et dans une moindre mesure les Ecologistes et Parti communiste français) est devenu un parti de cadres, voire un parti-cartel tenu par des élu-es, sans base active, sans militantisme jeunesse, sans cadres formé-es ayant une légitimité locale et une habitude du débat d'idées et du travail militant.
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LFI semble avoir réussi à constituer une direction politique fonctionnelle ? Parce que ce mouvement l’a créée de toutes pièces, par en haut, sans s’en remettre au lent travail de construction d’une carrière militante. En quittant le PS, Jean-Luc Mélenchon a rompu non seulement avec un parti, mais bien avec la forme-parti, telle qu’héritée de la longue histoire de la social-démocratie, avec sa base militante de masse, ses débats, ses courants, sa démocratie interne. Il a choisi plutôt un modèle inspiré du léninisme, tel que développé dans Que faire ? (1902). Il s'agit de construire non pas un parti démocratique, mais une avant-garde de révolutionnaires professionnel-les, et à côté, subordonné à cette avant-garde, un mouvement de masse sans pouvoir propre, mais mobilisable.
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En 2016, il dissout de son propre chef le Front de gauche et crée LFI, un mouvement « gazeux », sans adhérent-es, mais avec des « soutiens » collectés sur Internet, structuré en petits groupes dénués de pouvoir. Officiellement, il s’agit d’incarner la révolution citoyenne, ce qui veut dire s’écarter des références de la gauche – mais le but est surtout d’éviter de voir renaître baronnies et luttes de courants qui avaient grevé le PS, et de mettre au pas une gauche radicale trop plurielle.
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Le ralliement du Parti ouvrier indépendant, héritier du lambertisme, resté à l’écart du Front de gauche, avec ses militant-es bien formé-es, ses réseaux syndicaux et son habitus léniniste, qui se met au service de la dynamique insoumise sans trop demander en échange, achève de structurer la FI, et de l'autonomiser de ses soutiens trop indépendants, comme les petits mouvements de gauche radicale qui forment Ensemble !
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le prix à payer, pour exister quand même, c'est de faire du scandale, du bruit, de diviser. Mais chaque scandale, non seulement permet de gagner en visibilité et de déterminer l'agenda, mais renforce aussi l'unité, car on est ensemble, contre le reste du monde qui nous diabolise.
Et paradoxalement, faire du scandale sur des sujets vraiment politiques, cela permet aussi, parfois, de parler du fond. Car oui, faire du bruit en parlant de Gaza, des retraites ou des ultrariches, c'est bien plus important, politique et, au final, mobilisateur, que le spectacle des divisions entre pro et anti NFP au prochain congrès du Parti socialiste.
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permet à LFI de fonctionner en interne comme un parti révolutionnaire, ultra-hiérarchisé, au service d’une grande cause. C’est tout de même étonnant, étant donné que ce mouvement n'a rien de révolutionnaire dans ses objectifs. C'est du léninisme organisationnel, mais au service d'un projet social-démocrate, avec une doctrine très légère, et changeante selon les volontés de Mélenchon et de sa garde rapprochée. Cette combinaison entre la radicalité de la posture, la verticalité de l’organisation, et le pragmatisme du programme, a été une grande force en 2017 et en 2022. Cela ne veut pas dire que LFI a raison de garder cette structure, ni qu'ils vont gagner en 2027. Mais au moins cette entreprise politique veut dire quelque chose et semble à la hauteur des enjeux électoraux. Alors que les vieux partis, PS en tête, paraissent immanquablement à contretemps.
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Il existe sûrement une voie pour renouveler un militantisme de terrain, horizontal, divers et démocratique ; mais la pression que met la centralité de l’épreuve électorale, et la force qu’y confère l’unité stratégique, fût-elle autoritaire, rend cette voie plus longue très coûteuse, sûrement trop, face à l’urgence des combats pour la paix, contre le changement climatique, contre le fascisme. Peu de personnes sérieusement engagées à gauche n’oseraient prendre le risque de casser un appareil qui fonctionne pour en reconstruire patiemment, par en bas, un nouveau. Ce que révèle, peut-être contre la volonté de ses auteur-es, l’émission Complément d’enquête, c’est que LFI constitue encore le principal pôle structurant à gauche sur la scène politique nationale.
Samuel Hayat, chercheur en science politique
Addendum: ce billet a été composé à partir d'un fil Bluesky, donc c'est un peu décousu. Il est le fait d'un non spécialiste de LFI. Pour des analyses bien plus approfondies, on peut aller lire les travaux de Manuel Cervera-Marzal, notamment son livre Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, La Découverte, 2021, ainsi que ceux de Rémi Lefebvre. Il y a aussi des thèses, notamment celles de Virginie Tisserant sur les partis-mouvements en France et en Espagne, Arthur Groz sur les carrières militantes à LFI, Podemos et Syriza, Laura Chazel sur le populisme de gauche à Podemos et LFI, et des travaux plus anciens sur la gauche radicale, comme la thèse de Romain Mathieu sur PG, NPA et PCF Je ne les ai pas lues mais on me les a signalées. D'autres thèses sont en cours. C'est l'occasion de saluer le travail abattu par les jeunes chercheurs et jeunes chercheuses, dans des conditions toujours plus difficiles.
Le fil en question : https://bsky.app/profile/samuelhayat.bsky.social/post/3loj2wh2lac23
Ndlr : CORROBORE EN TOUS POINTS MES POINTS DE VUE... Valoriser ACT
Les députés de la NUPES lèvent des pancartes pendant que la Première ministre, Elisabeth Borne, promulgue l'article 49.3 de la Constitution, le 16 mars 2023. ©Getty - Aurélien Meunier
Qu’attend-on aujourd’hui d’un représentant du peuple ?
Avec philosophie
Qu’attend-on des représentants du peuple en démocratie ? Doivent-ils écouter le peuple, le parti ou leur conscience ? Qu’est-ce qui doit primer : leur jugement ou leur comportement ?
Avec
- Erwan Sommerer maître de conférences en Science politique à l'Université d'Angers, et membre du Centre Jean Bodin
- Samuel Hayat chercheur en science politique au CEVIPOF (CNRS / Sciences Po)
À l'occasion de notre émission d’actualité du vendredi, Géraldine Muhlmann et ses invités se demandent ce qu'on attend aujourd'hui d'un représentant du peuple.
Un "tumulte" légitime ?
Est-il anormal, voire choquant, que le ton monte à l'assemblée ? Pour Erwan Sommerer, il est au contraire nécessaire d'"admettre que les assemblées législatives sont des lieux où l'on débat de manière virulente, conflictuelle passionnée". C'est d'ailleurs ainsi que la République a été pensée par ses fondateurs, tels Robespierre et les jacobins. La conflictualité est alors considérée légitime entre les représentants du peuple, mais également en dehors des institutions : "le fait que le tumulte prenne place à l'extérieur des assemblées était quelque chose de parfaitement accepté en tant qu'expression légitime du souverain peuple".
Rousseau et le commissaire du peuple
Pour Samuel Hayat, le philosophe Jean-Jacques Rousseau s'oppose à une certaine tradition démocratique prônant la "participation directe et permanente du peuple". L'idée qu'il faut selon lui retenir du Contrat social est plutôt celle de "commissaire du peuple". Les députés "doivent en permanence se situer sous la surveillance et la subordination du peuple". Pour lui, il s'agit d'un élément fortement démocratique "la place du peuple, pour qui les représentants sont des serviteurs est d'une certaine manière vide, et elle peut en permanence être activée par des personnes prenant la parole en tant que peuple."
À réécouter : Pourquoi avoir inventé le 49.3 ?
Sans oser le demander
58 min
L'émission est à écouter dans son entièreté en cliquant sur le haut de la page.
Pour en parler
Samuel Hayat, chercheur en science politique au CEVIPOF (CNRS / Sciences Po).
En lien avec le sujet de l'émission, il a notamment publié :
- Samuel Hayat, Démocratie, éditions Anamosa, 2020.
- Samuel Hayat, La représentation avant le gouvernement représentatif, avec Yves Sintomer et Corinne Péneau, Presses Universitaires de Rennes, 2020.
- Samuel Hayat, Le porte-parole. Fondements et métamorphoses d’un rôle politique, avec Nicolas Kaciaf et Cédric Passard, Presses Universitaires du Septentrion, 2022.
Erwan Sommerer, maître de conférences en Science politique à l'Université d'Angers, et membre du Centre Jean Bodin. Ses travaux portent sur le lien entre pluralisme, conflits et liberté en période de crise politique et institutionnelle, notamment sous la Révolution française. Il est également membre du collectif de rédaction de la revue Réfractions, qui fête ses 25 ans d'existence cette année.
En lien avec le sujet de l'émission, il a notamment publié :
- Erwan Sommerer, Sieyès, le révolutionnaire et le conservateur, éditions Michalon, 2011.
- Erwan Sommerer, L'anarchisme sous la Révolution française, éditions du Monde Libertaire, 2017.
Références sonores
- Archives de l'Assemblée nationale, le 16 mars 2023
- Archive d'Elisabeth Borne, JT 20h, TF1, le 16 mars 2023
- Archive de l'intervention des forces de l'ordre à la place de la Concorde, France 2, le 17 mars 2023
- Lecture par Jules Barbier d'un extrait de Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, III, 15 (1762)
- Lecture par Jules Barbier d'un extrait de l'abbé Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? (1789)
- Archive de Jacques Rancière, Médiapart, le 31 janvier 2013
- Chanson "We the people", A Tribe Called Quest
Connu / TG le 17/03/23 à 10:28