7 mai 2025 à 09h30 / par Emma Bougerol
modifié à 10h50 Temps de lecture : 12 min.
De nouvelles contributrices à Wikipédia, lors du « Feminist Wikipedia Editathon » à Ditchling, en Angleterre. CC BY-SA 4.0 Molly Fuller Abbott via Wikimedia commons
Dans son livre Wikipédia, ou imaginez un monde (Rue d’Ulm, 2024), le chercheur au CNRS spécialiste des réseaux sociaux Jérôme Hergueux montre comment Wikipédia est à la fois le fruit d’une riche histoire du libre et représente la possibilité d’un futur numérique collectif et apaisé. La plus grande encyclopédie en ligne, qu’il définit comme un réseau social, pourrait en effet nous donner des clés pour repenser une vie numérique émancipée de la mainmise des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Mais cela ne peut se faire sans une prise de conscience des pouvoirs publics et de la société civile.
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Wikipédia est non marchand
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C’est la ressource de textes organisés et de qualité la plus importante au monde, et de loin.
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en creative commons (licence libre)
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une communauté décentralisée, que la fondation Wikimédia ne contrôle absolument pas
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est là pour payer les serveurs, éventuellement développer l’interface, soutenir la communauté, mais elle n’a aucun droit de regard sur le contenu qui est développé. Rien. Zéro.
Les contributeurs, pris individuellement, ne font pas l’encyclopédie. C’est l’interaction des gens sur la plateforme qui fait l’encyclopédie
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on ne demande pas aux contributeurs d’être neutre. On demande au produit collectif de la délibération des éditeurs de l’être. C’est le jeu des conflits, des combats et des argumentations entre les points de vue des contributeurs qui amène à la neutralité du contenu.
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négocier l’insertion de tel ou tel contenu à tel endroit. La règle, même si c’est contre-intuitif, c’est que plus c’est controversé, plus c’est populaire, plus la qualité est au rendez-vous.
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pour distinguer Wikipédia de Twitter, il faut regarder ce qu’y fait la communauté, quel est son but et quelles sont les règles pour se parler. Un des fondements de Wikipédia, c’est qu’on n’attaque pas les personnes, on attaque les idées. Si vous attaquez une personne sur Wikipédia, vous êtes banni. C’est une règle communautaire.
La neutralité de point de vue signifie accepter les faits présentés sur la base de sources reconnues de manière communautaire. Si l’autre présente des faits qui ne vous plaisent pas, la question n’est pas de savoir s’il a raison ou tort, mais où et comment on les intègre dans un article.
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Wikipédia ne crée pas de l’antagonisme et de la divergence, il crée de la convergence entre ces points de vue antagonistes. Ce que l’on y observe, c’est que les gens les plus extrêmes finissent en général par partir parce qu’ils ont du mal à s’insérer dans la conversation de manière productive : ils finissent par insulter tout le monde et ça se passe mal. En revanche, pour tous les autres, au fur et à mesure des années, les gens remettent en cause leurs propres biais.
Wikipédia semble bien seule parmi les sites les plus fréquentés, aux côtés des Gafam. Existe-t-il d’autres projets incarnant une vision similaire ?
... héritage de la construction même d’Internet et du logiciel libre ... Il y a un comité ouvert à la participation pour définir les standards d’Internet. Vous pouvez participer à cette conversation (on appelle ça des « requests for comments ») et, comme sur Wikipédia, dire « je pense qu’on devrait créer un nouveau standard Internet ». Si le consensus est suffisamment fort, votre idée sera effectivement implémentée.
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Richard Stallman ... s’assurer qu’une création puisse rester libre d’accès à la réutilisation pour les autres. Cela a donné lieu à la création des licences ouvertes ... le système d’exploitation Linux, le navigateur Firefox, Android, le jeu vidéo sur lequel est basé League of Legends (appelé Defense of the ancients ou DotA) ou encore VLC mediaplayer pour la vidéo. Spotify utilise du logiciel libre pour compresser ses flux musicaux, WhatsApp utilise du logiciel libre pour crypter ses messages… Et, de la même manière, la plupart des sites internet tournent grâce au logiciel libre [ce qui est le cas de Basta!, fonctionnant sous le logiciel libre Spip, ndlr]
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OpenStreetMap qui a été très populaire à une époque, mais qui végète ... Il fonctionnait parfaitement ... Jusqu’à ce que Google arrive et investisse – au début à perte, subventionné par ses autres activités – des milliards de dollars pour numériser les grandes villes, d’abord aux États-Unis. L’objectif est clair : ça démotive les nouveaux contributeurs de rejoindre ce genre de communauté. D’une certaine manière, Google a fini par tuer cette communauté libre et l’a remplacée par sa carte sur laquelle il possède des droits de propriété intellectuelle.
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La plateforme Gitbub, qui est la plateforme de développement de logiciels libres la plus importante à l’heure actuelle, avec des millions de projets de logiciels dans tous les sens, a été rachetée en 2018 par Microsoft pour 7,5 milliards de dollars
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Prenez YouTube : Google a le monopole de décider ce que vous pouvez voir, ce qui vous sera suggéré
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Le simple fait d’être conscient que des modes alternatifs d’organisation existent, qu’il faut les protéger et les défendre politiquement, ce serait déjà énorme
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Tous les sites web fonctionnent sur Apache [qui gère le protocole HTTP, qui permet d’accéder à Internet, ndlr] qui est un logiciel libre. Une communauté de geeks sur Internet fait donc parfois mieux sur le plan technique que tous les Gafam réunis !
Tant que les États démocratiques et le public n’auront pas pris conscience de l’utilité, de la puissance et de l’énorme valeur de cette société civile en réseau, pour les soutenir et les intégrer à l’économie réelle, alors ils continueront à se faire malmener par les Gafam ou les régimes autoritaires. Ce qui est en jeu ici, ce n’est rien moins que la démocratie : notre capacité à s’écouter, à délibérer ensemble pour « faire société » plutôt que de se déchirer sur les réseaux.
Jérôme Hergueux
Chercheur au CNRS, il est aussi chercheur affilié au Center for Law and Economics de l’ETH Zurich et professeur associé au Berkman Klein Center for Internet & Society de l’Université Harvard. Il est spécialiste de la coopération, des communautés en ligne et de la numérisation des sociétés.
Emma Bougerol
Journaliste, basée en région parisienne. Habituée de la rubrique « société », j’écris surtout sur les droits des femmes et des personnes LGBTQI+, l’ubérisation du monde du travail et l’impact du numérique sur notre société. Je garde aussi un œil à l’étranger, pour raconter l’actualité internationale au-delà des dépêches.
Mots-clés : Technologies libres ; Entretiens ; Menaces sur l’info
Connu / https://bsky.app/profile/bastamedia.bsky.social/post/3lol2rmq6722f
Ndlr :
- un cadre éthique, un processus accepté et partagé sont des conditions nécessaires à la création d'une communauté en ligne capable de faire advenir une intelligence collective à même de créer un commun. Prérequis : des outils numériques reposant sur du logiciel libre et des standards ouverts...
- Donc exemple consistant de médiation articulant médiation de conflit et médiation de projet... avec pour conflit, terme générique intégrant controverses, tensions, etc.
- Exactement ce qu'il convient pour que Médiation de l'urgence décolle !