Entretien — Idées - Mis à jour le 16 juillet 2025 à 09h00 - Durée de lecture : 7 minutes
Photo Anna Tsing, anthropologue étasunienne, professeure à l'université de Californie, à Santa Cruz. - © Cha Gonzalez / Reporterre
L’ouvrage « Notre nouvelle nature » propose un guide pour comprendre, à l’échelle microlocale, les ravages de l’Anthropocène. Ce que l’anthropologue Anna Tsing, que nous avons rencontrée, appelle les « écologies férales ».
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nous plonge dans les recoins inexplorés des désastres écologiques
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codirige depuis 2020 un projet de recherche collective nommé le Feral Atlas.
Cette cartographie interactive explore les petites et grandes histoires des perturbations écologiques
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guide Notre nouvelle nature qu’elle signe avec trois coautrices, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou.
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les écologies « férales ». Habituellement, le terme se réfère plutôt à des animaux domestiques qui seraient retournés à l’état sauvage. De notre côté, nous l’avons étendu et réinventé de manière à désigner des phénomènes naturels provoqués par les grands projets industriels, mais qui ont totalement échappé au contrôle humain.
Notre atlas, dont est tiré ce guide, propose d’explorer dans le détail ces effets féraux afin de rendre compte autrement de la nature terrestre. Un exemple est celui de la maladie de la « mort subite du chêne », qui a fait d’immenses ravages dans les forêts de Californie et d’Oregon dans les années 1990 et 2000. Elle est causée par un agent pathogène, la phytophthora, [un genre de champignons] qui s’attaque spécifiquement aux arbres. Les pathologistes forestiers ont été capables de retrouver que cette maladie avait été importée par le transport industriel de pépinières de plantes infectées qui ont été envoyées par camions tout le long de la côte ouest des États-Unis.
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L’ouvrage est présenté comme un « guide de terrain » pour analyser l’Anthropocène depuis ses « patchs » (« patchy Anthropocene », en anglais). Un concept au cœur de votre approche
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Nous avons emprunté ce terme à l’écologie de paysage. Il désigne un lieu de dynamiques homogènes parmi toutes celles qui composent un paysage. Il n’y a pas vraiment de définition du patch, puisqu’il dépend de ce que vous recherchez et de ce que vous souhaitez regarder. Si vous vous intéressez à un champignon, le patch sera là où il pousse. Il s’agit plutôt d’une unité d’action, le fait de regarder quelque chose qui se passe à un endroit précis, à un moment particulier. Cela implique un art d’observer en prêtant attention au granulaire, au particulier, à travers différentes échelles de temps et d’espaces.
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Ils forment une mosaïque permettant de voir les multiples dynamiques de perturbations qui sont à l’œuvre — comme les extinctions, les toxicités, les radiations et les maladies — et de ne pas se limiter à de grandes modélisations planétaires abstraites.
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nous nous intéressons à l’emprise des infrastructures humaines sur les cinq derniers siècles, c’est-à-dire à partir de la colonisation européenne, et non pas de la Révolution industrielle. Puisque c’est à ce moment-là que les destructions et les bouleversements d’ampleur ont commencé, avec l’asservissement des peuples et de leurs terres. Nous le montrons dans le livre à travers l’exemple des plantations.
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nous accueillons différents types de savoirs, d’observateurs et de témoignages, émanant d’autres cultures et expériences locales
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caractéristique des approches féministes en sciences. Ce sont des démarches plurielles, qui partent du terrain en engageant un travail à la fois social et culturel avec les personnes et les milieux concernés, plutôt que d’appliquer une méthode unique.
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il est impossible d’étudier les êtres humains comme s’ils vivaient de manière séparée des non-humains, et inversement. On le voit avec l’alimentation, les terres ou… les maladies. D’où viennent-elles ? L’un des projets que nous avons intégré à l’atlas est celui de l’anthropologue Paulla Ebron, qui s’est intéressée aux espèces présentes à bord des navires négriers.
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C’est là qu’est née une nouvelle souche de moustiques, dont la lignée est encore aujourd’hui responsable de la dengue, de zika et de la fièvre jaune. Les patchs de l’Anthropocène aident justement à visibiliser les croisements entre injustices sociales et les catastrophes environnementales.
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L’histoire naturelle n’est pas quelque chose de révolu, avec des espèces figées qui se reproduisent de façon linéaire. Toutes ne cessent d’évoluer au cours du temps, et cette évolution est en partie due aux activités humaines. Nous devons considérer les non-humains comme des acteurs à part entière de notre histoire
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apprendre à faire attention à cette nouvelle nature qui est partout autour de nous, avec ses facettes les plus incroyables, comme les plus abominables.
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Comment la prise en considération de cette nouvelle nature peut-elle nous aider à forger de nouvelles formes de résistances face au capitalisme ?
En aidant à construire des coalitions de toutes sortes, entre communautés humaines et non humaines, et pas juste un seul grand mouvement. Cette analyse de terrain par les patchs est aussi un outil permettant de voir plus précisément où nous pouvons travailler les uns avec les autres, qui sont nos alliés et comment agir face à toutes ces agressions simultanées. Elles invitent à une politique par la coalition, plutôt que par l’héroïsme.