Vie démocratique - Société - 25/10/2023 - 11 minutes
Auteur Yves Sintomer
Professeur de science politique rattaché à l’Université Paris 8 et chercheur au Centre de Recherches et d’Études Sociologiques et Politiques de Paris (CRESPPA)
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C’est la Révolution Française qui, dans sa volonté de redonner la justice au peuple, l’a remis au goût du jour en Europe continentale et l’a inscrit dans ses institutions : les procédures judiciaires incluant les jurés populaires sont définitivement adoptées en septembre et octobre 1791.
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les jurys d’assise ont perpétué la tradition
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remise en cause par la réforme de la justice portée par le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti et qui a été adoptée par l’Assemblée nationale le 18 juillet 2023 : avec la généralisation à l’ensemble du territoire des cours criminelles départementales, les crimes passibles de moins de vingt ans de prison seront jugés non plus par des jurés populaires mais par cinq magistrats professionnels. La Cour de cassation a d’ailleurs transmis au Conseil constitutionnel quatre questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) dont deux sont relatives à la disparition du jury d’assises dans les audiences criminelles de droit commun.
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Le contexte rationaliste des Lumières, qui oppose la Raison, la Volonté générale, le Contrat social, c’est-à-dire tout ce qui met la volition des citoyens au centre, à l’arbitraire et à l’irrationnel, répugne ainsi au tirage au sort, qui, en semblant laisser la décision au simple hasard, est incompatible avec le préjugé rationaliste de l’époque.
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Dans les années 1980, on développe aussi les conférences de citoyens, nées au Danemark et qui portent sur des questions scientifiques et techniques. Cela restait néanmoins technocratique et localisé.
La pratique se diffuse quand certains pays l’adoptent à une échelle plus large et qu’on donne aux assemblées citoyennes la compétence pour prendre des décisions ou au moins pour soumettre des projets à référendum à l’ensemble du peuple. En 2003, la Colombie britannique (province canadienne), considérant qu’elle serait plus efficace et moins partiale que la majorité politique du moment, mais aussi plus créative et inventive que les experts rodés à ces sujets, confie ainsi à une assemblée citoyenne tirée au sort le soin de réviser sa loi électorale. En Irlande, de nombreuses assemblées citoyennes ont été organisées, et, en 2016, deux d’entre élaborant une modification constitutionnelle validée ensuite par référendum et légalisant le mariage pour tous et l’avortement.
Un troisième exemple, français, serait la Convention citoyenne pour le climat lancées en octobre 2019 et hébergée par le Conseil économique, social et environnemental, et celles organisées dans la foulée, à l’échelle locale, nationale, universitaire, transnationale etc. Ces conventions citoyennes ont une affinité particulière avec la question du climat, peut-être parce que ni les générations futures ni les "non humains" ne votent et que le recours à ce type d’instance permet de quitter le court terme du jeu politique électoral en adoptant une autre amplitude de vue.
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l’impartialité
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sous le sceau de l'intérêt général
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égalité démocratique
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la dernière grande force de légitimité du tirage au sort est celle qu’Hélène Landemore désigne par le concept de "démocratie épistémique". C’est l'idée selon laquelle une diversité de points de vue permet d’augmenter la qualité des décisions prises in fine. Cette idée est elle-même héritée de John Dewey. Pour lui, une classe d’experts isolés ne pourrait acquérir une vision suffisamment large des problématiques que rencontre le corps social.
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La parole des experts a une grande importance ... tout autant technique que politique.
La conférence sur le futur de l'Europe, en 2021, est un exemple intéressant ... surreprésentation des europhiles par rapport à la proportion d'euro-sceptiques
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au travers de leurs discours et de leurs analyses, vont orienter les débats. Le panel d'experts doit être pluraliste et contradictoire
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rétribuer matériellement et symboliquement les citoyens
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Ces concertations doivent déboucher sur quelque chose. Sinon le risque de déception est très important, ce d’autant plus que l’investissement des citoyens pèse fortement sur leur vie professionnelle et personnelle.
Dans quelle mesure les dynamiques propres au référendum et au tirage au sort sont-elles complémentaires ?
... Brexit. La bascule de l’opinion en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne s’est produite à cause de l'accréditation d’une fake news selon laquelle le financement du système de santé britannique serait favorisé par le rapatriement de capitaux indûment accaparés par l’UE. Une assemblée citoyenne n’aurait pu se laisser prendre à de telles falsifications, grâce à la qualité des discussions inhérente à son mode d’organisation. De la même façon, concernant la réforme des retraites française, une convention citoyenne, en rendant audible tous les points de vues, aurait probablement permis une sortie par le haut de cette impasse politique.
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La société est faite d’organisations et d’intérêts structurés qui s’opposent. On a pu le constater lors de la Convention citoyenne sur le climat : les propositions qui en ont résulté ont été largement détricotées lorsque des lobbys de tout ordre sont entrés dans l'arène.
Certes, il faut introduire des moments politiques plus impartiaux et permettre de hausser la qualité des délibérations, en représentant davantage de points de vue. Mais dans certains cas, comme celui de la Convention citoyenne pour le Climat, les liens qui se sont établis entre les membres et les mouvements écologistes ont été productifs. Et il ne faut pas oublier que la mise en œuvre des décisions fait toujours l’objet de luttes et de négociations. C’est aussi cela, la démocratie.
Propos recueillis par Lola Carbonell et Hortense Miginiac.
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Le 6 mai 2021, le député Ugo Bernalicis intervient dans les débats en Commission des Lois sur le projet de loi pour la confiance dans l'institution judiciaire pour défendre un amendement visant à développer le recours au juré populaires.
Alors que le gouvernement montre une défiance à l'égard de jurés, je suis avec mon groupe parlementaire pour le développement des jurés populaires en matière pénale (tribunaux correctionnels et de police), et civile (les tribunaux de commerce).
En effet, pour reprendre les conclusions du rapport remis en 2014 à la ministre de la justice, les premières expérimentation menées indiquaient les bienfaits de cette association décisionnelle des citoyens (http://www.presse.justice.gouv.fr/art_pix/1_1_Rapport_bilan_experimentation_citoyens_assesseurs.pdf) "Nous avons, en premier lieu, constaté que globalement, la présence de citoyens assesseurs à la formation de jugement n’a pas modifié la jurisprudence antérieure des juridictions correctionnelles. Notamment, aucun élément ne permet de penser que les décisions rendues sont plus sévères. Les appréciations recueillies sur ce point vont, selon les ressorts, soit dans le sens de la neutralité la plus complète, soit dans le sens d’une moindre sévérité en raison de l’empathie que les citoyens assesseurs pourraient manifester à l’endroit de certains prévenus, une fois que leur a été révélée leur histoire personnelle”. Le rapport ajoute même : “l’image de la justice s’en est trouvée considérablement améliorée auprès des citoyens assesseurs que nous avons rencontrés. A quelques rares exceptions près, tous nous ont dit qu’ils avaient découvert avec beaucoup d’intérêt une justice humaine et attentive. Ils ont dans leur immense majorité fait savoir qu’ils étaient désireux de poursuivre leur collaboration avec l’institution judiciaire.”.
Ces éléments montrent une meilleure appropriation démocratique et populaire de la justice.
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