11 | 2025
Sobriété numérique – Varia
Entretiens
La permacomputation est une littératie écologique · Entretien avec Aymeric Mansoux
Permacomputing Is Ecological Literacy · Interview with Aymeric Mansoux
Aymeric Mansoux et Servanne Monjour
Résumés
Qu’est-ce que la permacomputation, ce mouvement artistique et académique qui rassemble une large communauté de pratique, à la croisée des arts visuels, du jeu vidéo, de l’édition ? Dans cet entretien, Aymeric Mansoux revient sur les origines de la communauté permacomputationnelle et explique les mutations ainsi que les enjeux du concept de permacomputing, dans le cadre d’une pensée écologique de l’informatique.
Mots-clés : sobriété numérique, littératie numérique, communauté
Keywords: digital sufficiency, digital literacy, community
-> https://permacomputing.net/
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une prise de conscience politique ... un déplacement de nos pratiques qui s’est opéré, vers des approches intersectionnelles et de justice environnementale ... Pour beaucoup de collectifs de hackers et artistes, ce qui était le plus intéressant, c’était d’explorer comment vivre et travailler différemment, plus que l’objet artistique en lui-même
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critique des obsolescences programmées ... on travaillait surtout sur des ordinateurs réparés et récupérés dans des poubelles ou achetés en lot auprès de sociétés qui se débarrassaient de leur vieux matériel parce qu’il était impossible de l’utiliser avec des versions plus récentes de Windows. Cela présentait un avantage économique mais c’était aussi un choix conscient de refuser l’accélération de la consommation informatique ... forte préférence pour les logiciels et les langages de programmation qui n’étaient pas mémorivores, énergivores, etc. Le travail d’Access Space (Sheffield https://access-space.org/) sur ce sujet nous inspirait toutes et tous à l’époque, non seulement pour penser la question de la récupération, mais aussi celle de l’utilité sociale de cette pratique du bricolage libre qui permettait de fournir des outils informatiques aux groupes les plus exclus et démunis.
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dont la mise en valeur de la technologie – le logiciel libre – comme caractéristique centrale de leur pratique a été progressivement remplacée par des positionnements politiques plus explicites et pratiqués de manière de plus en plus consciente, au point pour certaines et certains d’en venir à questionner leur dogmatisme même au sujet des écosystèmes libres
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principe de « résilience » ... La permaculture désigne une philosophie et un ensemble de principes de conception conçus pour l’agriculture, la gestion des terres ainsi que pour la création de communautés résilientes ... affirmer que la nature offre déjà un système écologique diversifié et résilient. Les humains auraient tout intérêt à travailler avec ce système plutôt que d’œuvrer contre lui. ... repenser la gestion des terres et des ressources naturelles depuis une perspective culturelle et sociétale
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la permacomputation s’inspire du concept de permaculture tout en élargissant la notion d’écosystème pour y inclure la technologie informatique. C’est à la fois une provocation et une piste de réflexion sérieuse. À propos des déchets électroniques, par exemple, nous défendons l’idée que la diversité des technologies informatiques multigénérationnelles dont nous disposons, combinée à nos capacités de maintenance, de réparation et de réutilisation créative de la technologie, recèle un potentiel inexploité. ... questionner profondément le technosolutionnisme et le techno-optimisme, ainsi que le sens d’une vie passée à participer à une chaîne de montage conçue pour profiter aux plus privilégiés, à n’importe quel prix – culturel, environnemental, social. Finalement, nous voulons promouvoir une transition entre un système dans lequel on privilégie l’usage des outils et des médias numériques les plus récents, sans tenir compte de leurs externalités, à un système plus régénératif dans lequel les outils et médias numériques de toutes les générations sont soigneusement combinés, élaborés et (ré)utilisés, tout en encourageant un autre rapport à l’informatique.
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implique également des principes de conception des logiciels et du hardware destinés à réduire dommages et préjudices, et répondre aux usages dysfonctionnels et toxiques de la technique.
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si oui ou non une place peut être accordée à l’informatique et aux technologies des réseaux dans un monde où les humains contribuent au bien-être de la biosphère plutôt qu’à sa destruction https://permacomputing.net/permacomputing/ ». La permacomputation n’est ni une critique anarcho-primitiviste de l’informatique ni un technosolutionnisme pour la durabilité environnementale. Il cherche à savoir quand, comment et si l’informatique peut renforcer de manière positive les systèmes sociaux, culturels et écologiques.
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une approche plus durable, qui maximise la durée de vie du matériel, minimise la consommation d’énergie et se concentre sur l’utilisation des ressources informatiques déjà disponible
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La permacomputation plaide pour « une approche plus durable, qui maximise la durée de vie du matériel, minimise la consommation d’énergie et se concentre sur l’utilisation des ressources informatiques déjà disponibles6 ». Il remet ainsi au centre du jeu le hardware (« care for the chips », « prenons soin des puces » ... restreints par les industries (Kittler 2015) ... stratégie de réappropriation des « communs négatifs », comme le préconisent, par exemple, Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin (2021) dans leurs travaux sur la redirection écologique ?
... The Institute for Technology in the Public Interest (TITiPI https://titipi.org/) qui appelle à « rêver dans les ruines de la big tech ». J’imagine que l’on peut rapprocher cela des idées d’Alexandre Monnin et de sa typologie des ruines en relation avec la définition des communs négatifs. ... utile pour décrire la situation dans laquelle nous faisons l’expérience d’un mode de vie de plus en plus déterminé par différentes formes de déchets, des objets cassés, des ruines et d’autres choses de ce genre, qui sont totalement incompatibles avec la notion d’externalités pouvant être atténuées ou intégrées à un quelconque cycle biogéochimique terrestre connu. ... trouver ce qu’il faut faire de toutes ces matières, infrastructures et cultures toxiques accumulées ... savoir s’il est possible ou pas de donner à l’humanité le temps de s’émanciper des systèmes économiques générateurs de communs négatifs. Le contexte économique et politique ne doit pas être négligé. Malheureusement, on l’occulte souvent quand on envisage le problème dans la perspective de l’Anthropocène. La critique est bien connue, et c’est personnellement la raison pour laquelle il me semble plus utile d’employer des concepts qui ne cherchent pas à se distancier et n’ont pas peur d’afficher leur position partisane ou militante, comme l’expression de « puces complices » (complicit chips) employée par TITiPI8, le lien entre la pollution et le colonialisme (Liboiron 2021) ou la conception des data centers comme complexes industriels (Hogan 2021), etc.
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choisir précisément ses mots pour parler des injustices, des dommages et de l’impact climatique qui sont liés à l’informatique – et, par extension, à l’ensemble des activités humaines extractives ou axées sur la croissance qui ont été grandement facilitées et accélérées par les TIC. Ne pas le faire risque de découpler l’ensemble des actions collectives de réparation, recyclage, réutilisation et réappropriation de leur ambition de construire un nouveau projet de société. Tout n’est pas réparable ou recyclable. C’est pourquoi, tout en insistant sur l’importance de prolonger le cycle de vie des produits électroniques par toutes sortes de techniques, la permacomputation promeut également la décroissance informatique et propose des principes de conception pour limiter les dommages causés par les nouveaux logiciels et matériels informatiques, que ceux-ci soient totalement neufs ou résultent d’un bricolage à partir de vieux objets. En fin de compte, c’est aussi la raison pour laquelle la communauté du permacomputing aspire de plus en plus à relier ces pratiques à des luttes concrètes et à soutenir les communautés engagées dans l’action politique.
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appétence pour la culture du logiciel libre et du partage ... tension entre ces utopies du Web et la matérialité inhérente au souci de sobriété numérique ?
... exacerbé par l’appropriation complète des communs numériques pour alimenter ce qui allait devenir la Big Tech. Ce qui avait d’abord peut-être été perçu comme un moyen de vivre autrement s’est finalement transformé en un problème en soi, dans la mesure où cela a essentiellement servi divers programmes cyberlibertariens et technopositivistes, avec leurs nombreuses ambitions illibérales, autoritaires et fascistes, implicites ou explicites.
Tant que les privilèges et le capital pourront déterminer la façon dont une personne peut tirer profit des communs numériques et y participer, il y a peu d’espoir que la situation s’améliore. Je suggérerais même qu’il serait plus judicieux de commencer à définir dès que possible le paysage actuel comme une ère post-logiciel libre, post-open source ou post-communs, ne serait-ce que pour marquer cette nouvelle étape, ce point de non-retour, et de deuil.
Il est très alarmant de constater à quel point les initiatives en faveur des technologies alternatives – leurs pratiques, leurs discours et leur critique – continuent d’opter pour le logiciel libre et l’open source par défaut, comme s’il s’agissait d’une vertu définitivement acquise, d’un moyen éprouvé de créer un monde meilleur ou, plus particulièrement, comme vous le soulignez, d’être en meilleure position pour traiter la dimension écologique des problèmes qu’ils ont activement contribué à façonner.
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la priorité devrait être de rétablir la nuance et d’encourager une pensée tactique dans nos relations avec les nombreux acteurs de l’espace numérique. Ces acteurs sont profondément intriqués et interdépendants. L’analogie de la boîte noire et le paradigme fermé-ouvert des années 1990 sont beaucoup trop simplistes et trompeurs. Une fois de plus, il s’agit non pas de choisir un camp mais plutôt de comprendre que nous sommes à un moment où formuler la chose comme un choix, c’est passer complètement à côté de l’essentiel.
C’est la raison pour laquelle, dans le champ de la permacomputation, on développe et on utilise des logiciels libres et ouverts, mais également des licences alternatives non libres (de la classique Peer Production License à des documents plus situés comme les CC4r * Collective Conditions For Re-Use). Plus généralement, on travaillera avec tout ce qui est disponible et a du sens, y compris si cela implique des méthodes plus opaques et une circulation limitée des outils et des connaissances. En d’autres termes, le dogmatisme autour des biens communs numériques a été remplacé par une politique des technologies de tous les jours, mieux située et plus pertinente pour mener les luttes contemporaines.
Plusieurs démarches engagées en sobriété numérique (low-tech, permacomputation) revendiquent le recours – certains parleront de « retour » – à des formats ou encore à des pratiques numériques rudimentaires, dont certaines sont issues du « Web 1.0 » : sites statiques, etc.
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Les outils et les techniques perçus comme rudimentaires, primitifs ou datés peuvent se révéler plus accessibles, créatifs et amusants que ceux utilisés dans le design Web contemporain. Je ne parle pas seulement du rôle des contraintes en art, en design et dans le champ de la production culturelle. Le développement des applications Web et des plateformes de médias sociaux a grandement réduit le potentiel d’expression du Web. Ce qui s’est produit il y a quelques années avec les systèmes d’exploitation et les applications de bureau (desktop) s’observe désormais du côté des navigateurs. Un déplacement s’est opéré de la créativité individuelle et de l’expérimentation vers la productivité et l’industrialisation. Il s’agit non pas d’un tournant radical mais d’une optimisation et d’une intensification de cette tendance à considérer le software comme un outil de contrôle et de surveillance au service de la compétition et du profit économiques.
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les outils comme les workflows continuent d’être (ré-)inventés avec des chaînes de dépendance toujours plus complexes. Cependant, les composants de base sont parfois encore présents et ne sont pas si difficiles à utiliser. Des projets comme Tilde Town9 ou l’écriture from scratch en HTML et CSS restent accessibles à tous les usagers, quels que soient leur âge ou leur formation. Une compréhension élémentaire des réseaux, un usage régulier des protocoles de transfert de fichiers simples et quelques heures de travail dans un éditeur de texte peuvent suffire pour se lancer dans la publication en ligne. Bon courage en revanche pour faire de même avec les outils de développement Web modernes ! Pour moi, cela montre clairement combien l’affirmation selon laquelle le Web moderne serait, de facto, plus accessible que l’ancien est fausse. ... promouvoir en permanence de nouveaux protocoles, de nouveaux formats et de nouveaux médias perturbe fortement la temporalité des travaux de maintenance et du soin nécessaires pour que les normes d’accessibilité soient rigoureusement testées, prises en charge et correctement mises en œuvre.
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effort pour revaloriser certains éléments du passé qui peuvent alimenter avec pertinence la réflexion critique menée sur les outils contemporains. Dans le domaine du développement logiciel, le terme « régression » est souvent utilisé pour qualifier un bogue à l’origine d’un problème qui va dégrader ou casser quelque chose qui fonctionnait bien jusque-là. C’est un schéma bien connu et, pourtant, l’industrie des TIC et les passionnés d’informatique l’utilisent rarement pour mener un examen critique de l’évolution générale de leurs propres pratiques.
C’est pour cela qu’on doit également employer avec prudence la notion de littératie numérique. Cette approche de la culture computationnelle a en effet éclipsé le besoin plus terre à terre d’acquérir des compétences techniques de base afin de pouvoir intervenir significativement dans les couches logicielles et matérielles de l’espace technologique. Bien sûr, tout le monde n’a pas à en passer par là – je ne plaide pas pour une nouvelle utopie pseudo-émancipatrice du type « Apprenez à coder ». Au sein des communautés permacomputationnelles, la reconnaissance de ses privilèges et de sa capacité à consacrer du temps et des ressources à l’apprentissage technique est perçue comme une étape nécessaire pour favoriser plus d’inclusivité et de diversité. La production logicielle et matérielle devrait ainsi être abordée dans une perspective culturelle davantage holistique et située.
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critique et rejette le maximalisme de la techno-esthétique informatique – ou, pour le dire plus simplement, de l’équipement informatique logiciel et matériel. Bien que certains adeptes de la permacomputation ou du low-tech privilégient le minimalisme, cela ne signifie pas que le maximalisme, en tant que choix esthétique, soit impossible ou doive être rejeté. Ce serait une erreur et même un non-sens, considérant l’extraordinaire complexité audiovisuelle que peuvent produire des moyens computationnels très simples. Pour le dire franchement, la critique permacomputationnelle des œuvres numériques ne porte pas sur leurs qualités visuelles, textuelles ou sonores mais bien sur leurs modes de production et de distribution.
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l’éléphant dans la pièce, c’est avant tout l’écosystème. Le design Web « bas carbone » risque de livrer à l’industrie des TIC des stratégies d’écoblanchiment. Un site « bas carbone » tournant sur une machine virtuelle sophistiquée, hébergé dans un centre de données lui-même alimenté par de l’énergie verte achetée avec des crédits ou des conventio d’achat, puis consulté grâce à l’un des quelques moteurs de rendu surdimensionnés des géants du numérique, le tout depuis un ordinateur ou un téléphone puissant, mais économe en énergie, n’apporte aucun changement significatif à long terme.
On ne résoudra pas les problèmes liés à la culture automobile avec des SUV électriques respectant les limitations de vitesse. C’est exactement la même logique qui s’applique ici.
Connu / https://mamot.fr/@320x200@post.lurk.org/114795117328012047
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ultrageranium @320x200@post.lurk.org
La permacomputation est une littératie écologique · Entretien avec Aymeric Mansoux, par Servanne Monjour (2025)
Un peu plus tôt cette année j'ai eu le plaisir d'être invité par @Servanne_m pour un entretien publié par la revue Humanités numériques @RevueHN
Un grand merci pour cette opportunité, sa patience (!), ainsi que le travail éditorial et de traduction.
Cette publication numéro 11 intitulée « Sobriété numérique – Varia » contient également un entretien avec @antoinentl sur l'édition numérique: Prendre soin de nos dispositifs techniques est une approche militante de l’édition.
La permacomputation est une littératie écologique · Entretien avec ...
Servanne Monjour. À la croisée de la recherche et de la création, vos réalisations embrassent un panel de pratiques très large, entre jeu vidéo et art numérique (comme vous l’avez proposé récemment...
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04 juil. 2025, 15:07
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