Tribune
L'écrivaine Danièle Sallenave, membre de l'Académie française, se penche sur les causes profondes qui, selon elle, motivent le recours à la violence des émeutiers.
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Mais ne voit-on pas que, pour beaucoup, « la bagnole » détestable et convoitée, condition discriminante d’un accès au travail, est la marque visible d’une ségrégation territoriale et sociale ? L’occasion de constants et coûteux sacrifices pour une famille ? Tout ce qui se vend et s’achète tourne en rond dans ce manège mortifère où les rêves d’une jeunesse sont piégés. De très jeunes mineurs sont saisis au moment où ils quittent en courant des centres commerciaux qu’ils ont forcés, les bras chargés de vêtements de sport et de matériel électronique. Une monstrueuse hypocrisie nous a habitués à dissimuler les causes derrière la description horrifiée des effets. Notre système économique, politique et social, repose sur la consommation, indispensable à la croissance, condition de notre développement ? Bien. Mais combien de temps encore faudra-t-il ignorer les frustrations qu’engendre la vue de biens inaccessibles vantés par des influenceurs-influenceuses sur Tik Tok ou Instagram !
Sentiment d’exclusion
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Dans certaines zones urbaines, plus d’un tiers des 15-24 ans sortent du système scolaire sans diplôme, sur les cent établissements qui ont les taux les plus faibles de réussite au brevet, 95 sont situés dans les territoires défavorisés. Pour se tirer d’affaire, il ne faut guère compter sur l’école, qui vous marque plutôt du sceau de l’échec. Venant s’ajouter à d’autres expériences constamment négatives.
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L’école est ainsi devenue le symbole de l’inconsidération dont les enfants des quartiers se sentent l’objet. L’école, qui pourrait les sauver, les arracher à leur abandon, n’y parvient plus. Elle creuse encore les inégalités liées à l’héritage économique et social. Pourquoi ? Par un raisonnement aux conséquences catastrophiques, qui a réduit l’école à la violence symbolique exercée au service de la classe dominante, on a cru devoir mettre en place, au profit des moins favorisés, des formes spécifiques d’enseignement dont le résultat a été l’effondrement du niveau des élèves en mathématiques et en français. Ainsi s’est perdue la visée d’instruction, dont le mot même s’est étrangement évanoui du discours public. Et, par voie de conséquence, la forme de socialisation qui accompagne l’apprentissage rigoureux des savoirs.
Qu’est-ce en effet qu’instruire ? C’est donner des armes. Et justement à ceux et celles qui naissent désarmés. Pour se construire, construire sa vie dans la société, œuvrer à une cité plus juste. Une instruction attentive à leurs difficultés propres, mais sans aucune de ces concessions qui, sous couleur de défendre les plus démunis, les maintiennent dans leur relégation. C’est de cela qu’ils ont besoin. Pas qu’on retarde l’apprentissage de la multiplication ou qu’on élimine le passé simple.
Ce n’est pas la seule, mais il n’est pas de réponse plus juste et plus généreuse aux mouvements erratiques d’une jeunesse désespérée.
Connu / mel de bnm16 du 3/7
Ndlr : pas un mot sur les pillages, ni sur la drogue ? Dommage car je partage son point de vue pour le reste.
Lexique Attractivité, n.f. : capacité d’un pays, d’une région ou d’une ville à courber l’échine face à des entreprises privées en recherche de main-d’œuvre pas chère, des cadres en costume bleu et baskets blanches en quête de soleil et d’écoles privées, et des actionnaires en manque de paradis fiscal.
« Nous sommes aujourd’hui le pays le plus attractif en termes d’investissements productifs », a affirmé Emmanuel Macron devant un parterre de 200 patrons invités au château de Versailles le 17 janvier 2020.
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« une majorité des dirigeants étrangers interrogés par Business France pense que les deux mouvements [gilets jaunes et contre la réforme des retraites| ont eu un impact négatif sur l’attractivité de la France », fulmine le journal Les Echos. Les gueux ont gâché la fête, l’attractivité en a pris un coup. Rien n’est cependant perdu, apprend-t-on depuis Bordeaux, « parce que nous avons tous besoin d’une dynamique de territoire, la Région a lancé une démarche d’attractivité transversale et partagée avec les acteurs de la Nouvelle-Aquitaine. Car ensemble, nous partageons les mêmes défis, et ensemble nous serons plus forts », nous explique avec enthousiasme la région Nouvelle Aquitaine (ex-Aquitaine, Poitou-Charentes, Limousin – on ne vous demandera pas qui est le plus attractif parmi les ex). Heureux, ces dirigeants ont lancé un « club de l’attractivité » qui est, accrochez-vous, une « démarche partagée et fédérative qui a pour but de co-construire l’attractivité de notre territoire avec l’ensemble des acteurs qui souhaitent s’y associer. » ce n’est plus une phrase, c’est un bingo de tous les mots creux, pardon, clefs, de notre époque.
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Attirer “les talents et les créatifs”, mode d’emploi
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« Talent » est un terme du globish d’entreprise multinationale qui désigne les salariés qualifiés qu’il faut à tout prix garder. ... « Créatif » est un terme quant à lui promu par un géographe médiatique nord-américain au nom de jus de fruit industriel : Richard Florida. ... La région Nouvelle Aquitaine se réclame directement de Florida dans son « guide de bonne pratique » pour des politiques locales d’attractivité : « L’enjeu consiste à amorcer et soutenir le cercle vertueux de l’attrait auprès de la classe créative », explique le document. Cette population que Wikipédia définit comme « urbaine, mobile, qualifiée et connectée », ne comprend clairement pas votre oncle artisan dans les Landes. Lui ne figure pas dans le cercle vertueux que la région compte « amorcer et soutenir ».
Cette classe qui monopolise diplômes, branchitude et montres connectées Apple, nous l’appelons, en France, « les CSP+ » et chez Frustration, la sous-bourgeoisie. Elle est la courroie de transmission entre les possédants et le reste de la société et utilise ses savoirs et son réseau pour garantir aux premiers le meilleur taux de remontée de dividendes. Elle sort de grandes écoles : de commerce, d’ingénieur… Bref, la classe créative ne compte ni votre cousin étudiant en socio, ni votre sœur titulaire d’un CAP.
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la mise en concurrence officielle des régions, des villes et des pays au sein du grand jeu de plateau pour riches appelé mondialisation ... mettez-moi quelques friches industrielles reconverties en salle de concert / bar à Smoothy, un campus avec un tramway, deux-trois « éco-quartiers » avec terrasses plein sud et tenez bien éloignés de ces zones « attractives » les quartiers où vivent les ouvriers et employés qui feront tourner tout ça.*
“Il faut souffrir pour être attractif”
Des tas d’organismes plus ou moins bidons ont été créés pour gagner la bataille de l’Attractivité. En 2001, L’Agence française pour les investissements internationaux ... Devenue depuis Business France ... dirigée par Muriel Pénicaud, ex ministre du Travail, qui a fait le plus grand pas en faveur de l’attractivité de la France une fois nommée au gouvernement : ses ordonnances travail permettent aux grands groupes d’embaucher en France, puis de licencier quand ça leur chante.
Emmanuel Macron, qui était en 2016-2017 le candidat le plus attractif pour les capitalistes étrangers et exilés fiscaux (envers qui il a multiplié les levées de fonds pour financer sa campagne), est un partisan enthousiaste de « l’attractivité ». Il a lancé un grand plan intitulé « Choose France » (mais pas la langue française) ... permettant aux entreprises d’embaucher et d’investir, en développant l’offre scolaire internationale et en mettant en œuvre la loi PACTE (sur la croissance et la transformation des entreprises). »
La loi PACTE, votée en 2018, est venue « alléger » à nouveau le droit du travail et a lancé la privatisation d’Aéroport de Paris, de la Française des Jeux et ouvert encore un peu plus le capital d’Engie (ex-Gaz de France). ... les gouvernements successifs ont donné des millions d’euros – via le CICE par exemple –, continuent de virer des gens. C’est le cas de Sanofi par exemple, ou de Michelin, qui a utilisé l’argent donné pour acheter des machines et… les envoyer dans ses usines d’Europe de l’Est et d’Espagne. Désolé mais le niveau du SMIC Français n’était pas assez attractif pour leurs actionnaires.
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Grand match Paris-Bordeaux-Marseille : qui attirera le plus de connards en basket blanches ?
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les « métropoles » ... Le passage de plusieurs grandes villes aux mains des écolos lors des dernières municipales représenterait-il un coup de frein à la concurrence entre villes pour la quête de CSP+ ? Pas si sûr. Les pistes cyclables, les défis zéro déchets et les façades végétalisées sont devenues essentielles à une classe sociale qui est la plus polluante et la moins désireuse d’en finir avec le capitalisme et qui a donc besoin de verdure et de bicyclettes pour pouvoir se regarder dans le miroir et se kiffer toujours autant. ... des zones répulsives pour tous les autres. Celles et ceux qui travaillent, celles et ceux qui créent, celles et ceux qui vivent et que nos dirigeants mettent à genoux pour produire des villes, régions et pays conformes aux désirs et appétits de la bourgeoisie.
Ndlr : Hypothèse NF a PLPDLA ? vérif ACT
Qu’est-ce que le mouvement des Gilets jaunes révèle de l’épuisement de l’organisation politique et économique de notre société ? Quel est le rôle de l’État ? De la société civile ? Quelle place occupe l’écologie dans la transformation de la société ? Dans cet entretien, Bruno Latour livre ses réflexions sur ce moment politique « enthousiasmant ».
Bruno Latour est sociologue, anthropologue et philosophe des sciences.
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Aujourd’hui, ces plaintes tout à fait légitimes sur la réorganisation de la société s’adressent à un État incapable de se transformer rapidement faute d’une société civile active et détaillée. Par exemple, les débats des Gilets jaunes lors de l’assemblée de Commercy restent à un niveau de généralité extraordinaire. C’est compréhensible. Mais cela ne résout en rien le problème d’ajuster l’analyse à cette situation où les gens ont un vocabulaire politique centré soit sur l’identité quand s’ils sont plus à droite, soit sur l’imaginaire révolutionnaire quand ils sont plus à gauche.
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On est obligé de recommencer au niveau individuel puisqu’on a individualisé les gens. Aujourd’hui, un village ne serait absolument pas capable d’écrire un cahier de doléances comme en 1789 parce que les habitants ne se connaissent pas, ou parce qu’ils ont des statuts complètement différents et des intérêts totalement divergents ! C’est incroyable, la diversité d’un village. Et je ne parle pas d’une ville.
Donc, le problème est qu’il faut renouer le lien, l’ancrage ... de quelles ressources dépendez-vous ? La description de votre dépendance va révéler que ce dont vous avez besoin, vous en êtes privé par quelqu’un que vous nommez et qui est là ... nommer les adversaires aussi bien que les alliés dans un paysage que l’on commence à peupler de lieux, d’institutions, de gens
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Sans argent, le néolibéralisme est une immense source de frustration
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Le « grand débat » recueille des opinions ; c’est un vaste sondage sans même le respect des statistiques.
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Le néolibéralisme a individualisé la perception par tout le monde de soi-même et dissous nombre de liens sociaux. Mais ce qui se passe dans le mouvement des Gilets jaunes, par exemple à Commercy, c’est la tentative de refaire un sujet collectif.
Bien sûr !
Il faut passer par là, non ?
Oui bien sûr, mais enfin, vous auriez étonné les vieux militants des années 1960 si vous leur aviez dit qu’un mouvement social, « c’est formidable parce qu’on se retrouve ensemble et qu’on se parle chaleureusement ». De la chaleur, ils en avaient à foison dans d’innombrables cellules, associations, comités, etc. Cela fait penser à Nuit debout, en 2016. C’est important que les malheureux sujets néolibéraux retrouvent des liens de parole et de solidarité, oui, mais ce n’est pas leur faire injure que de reconnaître que c’est juste le début. Ensuite, il faut passer à la description des situations concrètes pour qu’on commence à repérer les intérêts divergents et voir avec qui on s’allie contre qui. Cela m’étonnerait beaucoup que, dans un rond-point, si on poursuivait la description des conditions de subsistance de chacun, on maintiendrait la chaude unanimité que nous décrivent les journaux.
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on ne fait pas une société avec des individus
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refaire maintenant, avec la question écologique, le même travail de réinscription dans les liens et les attachements que le marxisme a fait à partir de la fin du XIXe siècle. Sachant que les êtres auxquels on est relié pour subsister, ce ne sont plus les êtres dans la chaîne de production ou dans les mines de charbon, mais tous les êtres anciennement « de la nature ». Et que c’est beaucoup plus compliqué, et donc, c’est mon argument, beaucoup plus nécessaire.
Donc, ce travail, qui va le faire ? Pas l’État. Pas des experts, même s’il faut des experts, des sociologues, des économistes… Il n’y a que les gens eux-mêmes !
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Dans l’ancien régime, le climat n’était pas intégré à la politique. Maintenant, il est intégré à la politique comme un des enjeux essentiels. Et ce n’est pas tant par la question du CO2 que par celle des conditions de subsistance. Le terme de « crise de subsistance » est un terme de la Révolution française qui n’est pas inexact quand on l’applique à notre situation. Nous vivons bien une « crise de subsistance ». Nous nous apercevons qu’il faut se poser la question : « Que fait-on quand les insectes, les glaces, les êtres vivants disparaissent ? »
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se poser trois questions : « Quels sont les êtres et les choses qui vous permettent de subsister ? » Et pas seulement d’argent. Puis : « De quoi dépendons-nous ? Qui dépend de nous ? » Et ensuite : « Que sommes-nous prêts à défendre ? Qui sommes-nous prêts à attaquer ? Avec qui se défendre ? »
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quand 1789 est arrivé, il y avait eu trente ou quarante ans de discussions dans toutes les élites et dans le Tiers État sur les réformes à faire. Aujourd’hui, l’État français n’a pas la moindre idée de comment sortir du système de production et passer à une situation écologico-compatible. En fait, ce n’est pas à l’État de le penser, il n’en est pas encore capable.
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On n’a jamais eu de révolution qui attendait de l’État sa transformation…
Il y a quand même un jeu par rapport à l’État. Il organise le « grand débat », en espérant que cela va affaiblir le mouvement social.
C’est du petit machiavélisme !
C’est la bataille du moment.
Oui, mais elle ne m’intéresse pas. Moi, je suis plutôt tourné vers le futur, et ce n’est pas la peine d’être prophète pour prévoir que la crise actuelle préfigure toute celles qui vont venir : comment concilier justice sociale et atterrissage sur la terre… ou ce que j’appelle le terrestre.
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des milliers de gens, dont beaucoup de jeunes, ont totalement changé de direction dans la vie. Il se produit une reterritorialisation, une réimplantation. C’est ce que doit faire la société : s’ancrer.
Le problème est qu’elle ne sait pas où elle est. Si on change de Terre, avec le nouveau régime climatique, c’est comme de déclarer que la Terre tourne autour du soleil. C’est une mutation de même ampleur. C’est ce qui est à la fois excitant et angoissant. Mais ne nous plaignons pas : enfin ça bouge !