Le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) publie aujourd’hui un rapport intitulé Pornocriminalité : mettons fin à l’impunité de l’industrie pornographique. Ce document n’a de rapport que le nom. Nous alertons sur son manque d’objectivité ainsi que sur le caractère autoritaire de ses méthodes et préconisations.
...
publie aujourd’hui un rapport intitulé Pornocriminalité : mettons fin à l’impunité de l’industrie pornographique. Ce document n’a de rapport que le nom. C’est en réalité un réquisitoire contre « la pornographie », envisagée comme un « système » à la racine de toutes les violences et les inégalités (trafic d’êtres humains, pédocriminalité, exploitation économique, culture du viol, harcèlement sexuel, stéréotypes sexistes et racistes, etc).
...
La commission violences du HCE à l’origine de ce document, dont la direction a été confiée à Céline Piques, représentante de l’association Osez Le Féminisme, proche du Mouvement du Nid, n’a lu et auditionné que des personnes dont le présupposé de départ est que la pornographie est en soi un problème à éradiquer. Florian Vörös, chercheur spécialiste des questions de pornographie et d’éducation à la sexualité, explique dans sa lettre de démission du HCE comment il a été exclu des travaux de cette commission pour des raisons idéologiques (1). Nous constatons que des travaux essentiels pour la compréhension de ces enjeux ont été sciemment ignorés par ce rapport, notamment les recherches sur la réception des images sexuellement explicites (2), sur les conditions de travail dans la pornographie (3), sur son encadrement juridique (4) et sur les biais sexistes et LGBT-phobes des politique de censure de « la pornographie » mises en place par les plateformes numériques (5). Nous observons aussi qu’aucune actrice ou réalisatrice de vidéos sexuellement explicites n’a été auditionnée, alors qu’elles sont nombreuses à s’être mobilisées contre les violences sexistes et sexuelles, tout en alertant sur les dangers de la stigmatisation et de la criminalisation de leur activité par les politiques prohibitionnistes (6).
...
L’objectivité d’un rapport se mesure à sa capacité à prendre en compte l’ensemble des points de vue. Ce n’est manifestement pas la démarche de ce réquisitoire, qui ne cherche pas à ouvrir un débat public équitable et rigoureux, fondé sur un état des lieux complet des savoirs, mais à régler ses comptes avec ses adversaires idéologiques et à imposer de force sa morale sexuelle et sa politique répressive. Par ce manque d’objectivité, le HCE contrevient à sa « mission d’assurer la concertation avec la société civile et d’animer le débat public sur les grandes orientations de la politique des droits des femmes et de l’égalité ».
...
Nous nous élevons contre le dénigrement et la désinformation à laquelle s’adonne le HCE en occultant la mobilisation actuelle des actrices et des acteurs de pornographie pour la reconnaissance de leur statut d’artiste-interprète et pour des contrats de travail plus protecteurs de leurs droits et de leur santé.
...
Le rapport préconise d’abord d’attribuer à la police du web (Pharos) le pouvoir d’identifier et de faire supprimer les contenus « pornocriminels » en ligne. La catégorie de « pornocriminalité » est tout aussi floue que celles de « pornographie » et d’« obscénité » inventées au XIXe siècle (7). Une telle politique conduirait de fait à l’instauration d’un délit de racolage numérique, dans un contexte où l’expression en ligne des travailleurs·euses du sexe, des femmes et des personnes LGBT fait déjà l’objet d’une censure arbitraire par les plateformes numériques (8). Le rapport préconise également d’interdire toute forme de discours positif sur le travail du sexe dans l’espace public et de transformer les séances d’éducation à la vie affective et sexuelle en espaces de propagande anti-prostitution et anti-pornographie. Le projet politique porté par le HCE est ainsi d’imposer à l’ensemble du corps social, par la restructuration des appareils répressifs et idéologiques d’État, l’idée selon laquelle la « bonne » sexualité se pratique en couple, sans argent et sans vidéo.
Le féminisme anti-pornographie n’est qu’un courant féministe parmi d’autres (9). Par son appel à la répression policière, il se rapproche des mobilisations en faveur de la pénalisation du harcèlement de rue (10). Par son refus d’écouter les premières concernées et d’imposer par la force une conception étriquée de l’émancipation des femmes, il se rapproche des mobilisations contre le hijab et l’abaya. C’est pourquoi nous préférons nous revendiquer du féminisme queer, qui lutte à la fois contre les violences patriarcales et contre les politiques autoritaires de gouvernement des corps et de restriction de l’expression publique de la sexualité.
...
Béatrice Damian-Gaillard, professeure en sciences de l’information et de la communication, Université de Rennes.
Florian Vörös, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université de Lille, membre démissionnaire du HCE.
(1)Florian Vörös, « Lettre de démission du Haut conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes », remise le 25 août 2022, publiée le 14 octobre 2022. URL : https://blogs.mediapart.fr/fvoros/blog/141022/lettre-de-demission-du-haut-conseil-legalite-entre-les-femmes-et-les-hommes
(2)Clarissa Smith, Martin Barker, Feona Attwood, « Les motifs de la consommation de pornographie », Cultures pornographiques. Anthologie des Porn Studies, Paris, Editions Amsterdam, 2015, p.249-276 ; Yaëlle Amsellem-Mainguy, Arthur Vuattoux, Les jeunes, la sexualité et internet, Paris, Les Pérégrines, 2020 ; Florian Vörös, Désirer comme un homme. Enquête sur les fantasmes et les masculinités, Paris, Éditions La Découverte, 2020 ; ainsi que la thèse de doctorat en cours de Ludivine Demol sur les usages de la pornographie par les jeunes femmes.
(3)Mathieu Trachman, Le travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes, Paris, La Découverte, 2013 ; Béatrice Damian-Gaillard, « L’économie politique du désir dans la presse pornographique hétérosexuelle masculine française », Questions de communication, n° 26, 2014, p. 39-54 ; Heather Berg, « Une scène n’est qu’un outil marketing. Le travail indépendant des actrices dans l’économie de la pornographie en ligne aux Etats-Unis », Réseaux, n° 237, p. 151-186.
(4)Ruwen Ogien, Penser la pornographie, Paris, PUF, 2008 ; Julie Leonhard, « Etude sur la pornographie pénalement prohibée », thèse de doctorat en droit privé et sciences criminelles, Université de Nancy, 2011.
(5)Susanna Paasonen et al., « Puritanisme sexuel et capitalisme numérique », Revue française de socio-économie, n° 25, 2020, p. 167-174.
(6)Collectif, « Pornographie et violences sexuelles et sexistes : un autre programme féministe est possible », Les Club de Mediapart, 14 octobre 2022. URL : https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/141022/pornographie-et-violences-sexuelles-et-sexistes-un-autre-programme-feministe-est-possi
(7)Le rapport occulte également les recherches historiques, notamment celles de : Annie Stora-Lamarre, L’enfer de la IIIe République. Censeurs et pornographes (1881-1914), Paris, Imago, 1990 ; Lynn Hunt, The Invention of Pornography: Obscenity and the Origins of Modernity, 1500-1800, New York, Zone Books, 1993 ; Lisa Sigel, « L’obscénité entre de mauvaises mains. Cartes postales et expansion de la pornographie en Grande-Bretagne et dans le monde atlantique, 1880-1914 », Cultures pornographiques. Anthologie des porn studies, Paris, Éditions Amsterdam, 2015, p. 197-223.
(8)Thibault Grison et al., « La modération abusive sur Twitter. Étude de cas sur l’invisibilisation des contenus LGBT et TDS en ligne », Réseaux, n° 237, 2023, p. 119-149.
(9)Cornelia Möser, Libérations sexuelles. Une histoire des pensées féministes et queer sur la sexualité, Paris, La Découverte, 2022.
(10)Collectif, « Contre la pénalisation du harcèlement de rue », Libération, 26 septembre 2017. URL : https://www.liberation.fr/debats/2017/09/26/contre-la-penalisation-du-harcelement-de-rue_1599121/
(11)Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, Epel, 2011.