A Rochefort, le 24 novembre 2018. Xavier Leoty/AFP
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La « désintermédiation » est un sujet central depuis les années 1980, notamment à la faveur de la généralisation d’Internet. Les marchés financiers d’abord, puis le commerce, les médias et tous les secteurs d’activité ont subi, voulu, anticipé, voire provoqué cette désintermédiation. Internet devenant, du même coup, le sésame permettant une rencontre directe entre demande et offre.
Cette société devenue « uberisée » sait parfaitement se passer de relais, de médiateurs, d’intermédiaires. Le consommateur l’a bien compris, suivi très rapidement par le citoyen. La sphère du politique n’a, en effet, pas échappé à cette négation des intermédiaires.
Désintermédiation et empowerment
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La verticalité en marche
On aurait pu croire que cette sorte de modernité individuelle nous amènerait vers plus de démocratie mature, douce, participative et délibérative. Cela pouvait apparaître comme allant dans le sens de l’Histoire. Ainsi Les Républicains, au nom de la démocratie interne, adoptèrent le principe de primaires.
Mais, finalement, sans primaire ni parti, c’est autour d’une forme de fascination charismatique que Macron fut élu. Adieu les légitimités rationnelles légales (Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme), le retour des affects a sonné et, face à ces passions politiques, des colères sociales grondent.
Le retour des affects, et avec eux celui de la verticalité du pouvoir suprême. Ce Président aime à être dans cette posture depuis la mise en scène de lui-même dans la cour du Louvre jusqu’à son itinérance mémorielle. Il a décidé que le peuple aimait son côté romanesque et qu’il lui fallait des transcendances :
« J’assume totalement la “verticalité” du pouvoir… L’enjeu, c’est de retrouver la possibilité de construire, en assumant la part parfois univoque, unilatérale de toute décision ».
Des prises de décisions qui demandent, parfois, de négliger les corps intermédiaires.
On peut dire, en définitive, qu’Emmanuel Macron a construit l’édifice d’un pouvoir vertical adossé à une architecture numérique d’« individus-masse invités à se transformer en autoentrepreneurs d’eux-mêmes. »
Un mouvement social à portée de clic
Les gilets jaunes, en bons autoentrepreneurs, agissent sans centrale mais avec Facebook. Et ils agissent ! Ils apparaissent comme un mouvement social à portée de clic, tout comme le mouvement politique dont Macron a été à l’initiative.
Internet crée des porte-paroles jaunes, mais pas de leader. Loin de la manifestation de jadis très organisée et orchestrée, nous sommes aujourd’hui face à un mouvement social pluriel, hétérogène, protéiforme.
Ce mouvement, bien sûr, répond à une forme d’horizontalité, mais cela ne garantit pas pour autant une avancée sereine vers une démocratie plus délibérative et participative. Ce mouvement rejette clairement les intermédiaires, leur éventuelle fonction tribunitienne, et entend rester dans un affrontement direct avec le pouvoir.
Les gilets jaunes ne désignent d’ailleurs quasiment qu’un coupable : Macron lui-même. La personnification du politique est à son faîte. Les gilets jaunes tentent, samedi 17, de rejoindre l’Élysée. Le 24 novembre, les abords du palais sont toujours convoités. La légitimité du Président mise en cause, sa démission scandée dans les rues. La démocratie directe continue son chemin.
Macron a demandé à l’individu d’être « réflexif » et de comprendre l’empowerment, notamment au travers de cette phrase devenue célèbre : « Je traverse la rue et je vous trouve un travail ». Dont acte : l’individu prend à son compte cette injonction à l’empowerment et traverse la rue, mais cette fois avec un gilet.
Démocratie directe, dérive populiste
De même Macron assume son populisme, les gilets prennent acte et assument, en miroir, leur propre populisme, rejettent les intermédiaires et dédaignent les élites traditionnelles ; surtout celles en place.
Les intermédiaires politiques sont pourtant peu ou prou des garanties démocratiques, des sortes de modérateurs face à une éventuelle démocratie directe, voire immédiate. Mais la polarisation de ce que nous voyons aujourd’hui entre un Jupiter aimant jouer des émotions et un individu submergé par les colères nous fait rentrer de plein fouet dans une démocratie plus que jamais immature, initiée par le Président lui-même….
Il n’est pas sûr que la République 3.0 ait beaucoup gagné en démocratie. Au contraire, il semble même qu’elle porte en elle les germes d’un certain populisme.
La violence dite « légitime » de l’État, la violence symbolique du Président qui s’autoproclame Jupiter, qualifie les Gaulois de « réfractaires », la douce violence des blocages des gilets jaunes, la violence de certains gilets devenus noirs ou rouges, la politique sans corps intermédiaire n’a pas beaucoup de leçons à donner aux organisations traditionnelles.
Le « monde d’avant » était tout au moins pétri de politique. Ce n’était déjà pas si mal. À lui, peut-être de reprendre la main et de proposer un (ré)enchantement afin que plus personne n’ait l’envie de le piétiner, de l’ignorer, de le contourner. Mais en est-il vraiment capable ?
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Par Eloi Laurent Economiste, professeur à Sciences Po et à l'université de Stanford
Un puissant contraste marque notre temps : nous vivons, simultanément, le règne de la collaboration et le recul, peut-être même le déclin, de la coopération.
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La « co-construction », en politique comme en entreprise, masque mal la verticale du pouvoir. La fureur de se réunir, dans tous les métiers, ne contribue le plus souvent à améliorer ni les échanges, ni les débats, ni la prise de décision. L’invocation à tout propos de la confiance (« société de confiance », « école de la confiance ») occulte la responsabilité du politique et relève de la pensée magique.
La coopération dévorée par la collaboration
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Assurément, la coopération a déjà été en crise par le passé. Dans les années 1950 et 1960, le « théorème d’impossibilité » de Kenneth Arrow, la « tragédie des communs » de Garrett Hardin ou encore la « logique de l’action collective » de Mancur Olson constituaient autant de mises en accusation de la nature foncièrement égoïste et sécessionniste de l’homme, occupé à saper les biens communs.
Trois lugubres visages
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Ce texte est un extrait de l’Introduction de L’impasse collaborative – Pour une véritable économie de la coopération, Les Liens qui Libèrent, Octobre 2018.http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-L_impasse_collaborative-9791020906328-1-1-0-1.html
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Eloi Laurent
Economiste, professeur à Sciences Po et à l'université de Stanford