L’anthropologue Philippe Descola nous a fait reconsidérer l’idée de nature. Sa pensée a profondément influencé l’écologie, et dessine la voie d’une nouvelle relation entre les humains et le monde dans lequel ils sont plongés. Reporterre a conversé avec lui : voci son interview, à écouter en podcast et/ou à lire.
Philippe Descola est titulaire de la chaire d’Anthropologie de la nature au Collège de France et directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale (ENS/EHESS). Il est l’auteur des Lances du crépuscules (Plon, 1993) et de Par delà nature et culture (Gallimard, 2005).
... Jeune étudiant, dans les années 1970, vous êtes parti au fin fond de l’Amazonie, entre l’Équateur et le Pérou, à la découverte des Achuars. Vous y avez passé deux à trois ans en immersion et plus tard plusieurs séjours. ... suradaptés à la nature, des êtres véritablement primitifs parce qu’ils étaient naturalisés. C’étaient des « peuples naturels ». Cela pose des questions quand on s’intéresse au rapport que des sociétés entretiennent avec leur environnement. Où est le social, où est la médiation sociale dans un tel système ? ... j’ai été en Amazonie avec l‘idée que peut-être, s’ils n’avaient pas d’institutions sociales immédiatement visibles c’était parce qu’ils avaient étendu les limites de la société au-delà du monde des humains. ... C’était un pressentiment. L’enquête ethnographique prend du temps ... L’oniromancie, c’est-à-dire l’interprétation des rêves. ... le manioc ... plante toxique, le barbasco ... on s’adresse directement à l’âme de ces humains ou des non-humains ...
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les Achuars maintenaient en permanence une sorte de fil de communication avec des interlocuteurs humains et non-humains par l’intermédiaire de ces incantations magiques ... les non-humains étaient tout sauf la nature. C’étaient des partenaires sociaux qui n’étaient pas divinisés ni sacralisés puisqu’on les chassait, qu’on les mangeait, plantes comme animaux. Néanmoins, ils étaient dotés d’une dignité de sujets qui permettait une communication de sujet à sujet. Cela était quelque chose qui apparaissait en filigrane dans beaucoup de théories des religions dites primitives, depuis longtemps. Depuis Fraser, au début du XXe siècle. ... l’attention que chaque être vivant requiert et le soin qui est nécessaire pour le maintenir en vie ... l’idée que les non-humains sont animés par une intention, des projets, des buts qui les font entrer en communication les uns avec les autres. Et qui permet la communication entre humains et non-humains. C’est-à-dire que ce sont des êtres qui ne diffèrent pas tant de nous par leurs capacités ou par leurs dispositions à établir des relations que par des atouts physiques qui leur sont particuliers. cela correspond à l’idée que le grand éthologue Jacot von Uexkül avait développée. Que chaque espèce vit dans un monde singulier qui est fondé sur sa capacité à utiliser du fait de sa biologie propre, des éléments de sa niche écologique. Mais alors que chez Yacob von Uexkül, chaque espèce vit dans une bulle, chez les animistes, la communication est rendue possible par cette espèce de langue universelle qu’est le dialogue des âmes. ... Heidegger avait bien mis en évidence que la nature est une sorte de boîte vide qui permet de donner une saillance à tous les concepts auxquels on va l’opposer. Moi, je m’en sers pour signifier la distance qui s’est établie entre les humains et les non-humains ... Non seulement les Achuars n’ont pas de terme pour désigner la nature, mais c’est un terme quasiment introuvable ailleurs que dans les langues européennes, y compris dans les grandes civilisations japonaise et chinoise. ... le capitalisme a besoin de ce sous-bassement que j’ai appelé le naturalisme ; c’est-à-dire cette distinction nette entre les humains et les non-humains, la position en surplomb des humains vis-à-vis de la nature ... en Chine ... dans ce qu’a été l’expérience industrielle de l’Union Soviétique, fondée sur l’idée des humains démiurges ... Inventer des formes alternatives d’habiter la Terre, des formes alternatives de s’organiser entre humains et d’entretenir des relations avec les non-humains. Je reprends la formule de Gramsci, « le pessimisme de la lucidité et l’optimisme de la volonté ». ... changer les choses. Comment ? Et bien par la multiplication d’expériences que je trouve originales dans le monde européen. J’étais à Notre-Dame- des-Landes, il n’y a pas très longtemps, sur la Zad. Et, je trouve que c’est une expérience - ce n’est pas la seule ... degré de réflexivité ... La capacité à poursuivre un projet dont on va examiner toutes les composantes ... Comment on se débrouille pour faire vivre cela en faisant un pas de côté par rapport aux contraintes politiques légales et administratives d’un État moderne capitaliste ou libéral ? ... l’identité qui s’est constituée peu à peu ou l’identification entre les humains et certains non-humains menacés, les tritons, les salamandres, les grenouilles, etc.. Ce qui m’a frappé par exemple, c’est l’attention des gens qui s’intéressent à la forêt. Il y a une petite forêt, qui est exploitée d’ailleurs, dans une attention à l’individualité des arbres.
Cette attention à la cohabitation tranche complètement avec la foresterie industrielle, de même que les techniques de maraîchage tranchent là avec l’agriculture industrielle. Cette attention profonde à la singularité des êtres vivants avec lesquels les zadistes entrent en contact me frappe parce que j’ai vu la même chose en Amazonie. ... vivent une sorte d’Epiphanie. Ils essayent de travailler à l’intérieur d’un collectif où l’on partage à peu près tout, avec cette espèce d’identité profonde, d’identification profonde, qui est singulière.
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On ne peut pas devenir des Achuars. On peut devenir des humains différents de ce que nous avons été ou de ce que nous sommes. Découvrir des façons alternatives de vivre pour essayer de nous transformer nous-mêmes.
Thèse : "La nature domestique de Ph D. à la MSH ; Les lances du crépuscule (+accessible) collection Terre humaine ; & 1petit livre "L'écologie des autres et l'anthropologie et la question de la nature, éd QUAE
Lire aussi : Alessandro Pignocchi : « Il n’y a pas d’écologie sans lutte collective contre le monde de l’économie » https://reporterre.net/Alessandro-Pignocchi-Il-n-y-a-pas-d-ecologie-sans-lutte-collective-contre-le-monde-de-l
Réalisation du podcast : L’équipe de Ground Control https://www.groundcontrolparis.com/ avec Laura Eisenstein à la production, François Touchard à la réalisation et Frédéric Haury pour les micro-trottoirs.
Ndlr :
- on retrouve ici des ingrédients de la théorie de la médiation ? cadre, distance, interrelations, etc. => creuser ACT
- ces peuples nous transmettent des savoir-être primordiaux pour inventer/restaurer notre rapport aux autres, au vivant. => valoriser politiquement ce trésor à préserver coûte que coûte. MpT peut y contribuer ACT
Par Eloi Laurent Economiste, professeur à Sciences Po et à l'université de Stanford
Un puissant contraste marque notre temps : nous vivons, simultanément, le règne de la collaboration et le recul, peut-être même le déclin, de la coopération.
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La « co-construction », en politique comme en entreprise, masque mal la verticale du pouvoir. La fureur de se réunir, dans tous les métiers, ne contribue le plus souvent à améliorer ni les échanges, ni les débats, ni la prise de décision. L’invocation à tout propos de la confiance (« société de confiance », « école de la confiance ») occulte la responsabilité du politique et relève de la pensée magique.
La coopération dévorée par la collaboration
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Assurément, la coopération a déjà été en crise par le passé. Dans les années 1950 et 1960, le « théorème d’impossibilité » de Kenneth Arrow, la « tragédie des communs » de Garrett Hardin ou encore la « logique de l’action collective » de Mancur Olson constituaient autant de mises en accusation de la nature foncièrement égoïste et sécessionniste de l’homme, occupé à saper les biens communs.
Trois lugubres visages
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Ce texte est un extrait de l’Introduction de L’impasse collaborative – Pour une véritable économie de la coopération, Les Liens qui Libèrent, Octobre 2018.http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-L_impasse_collaborative-9791020906328-1-1-0-1.html
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Eloi Laurent
Economiste, professeur à Sciences Po et à l'université de Stanford