Nous faisons partie de l’Atécopol [1], un collectif de plus d’une centaine de scientifiques de la région toulousaine, de multiples disciplines et de presque tous les établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Comme beaucoup de Toulousaines et Toulousains, nous nous interrogeons sur l’avenir de l’industrie aéronautique, et nous souhaiterions partager quelques réflexions avec vous, salarié.e.s de ce secteur stratégique.
La crise du covid-19 provoque un ébranlement immense et touche de plein fouet votre domaine d’activité. Aujourd’hui drastiquement réduit, le trafic aérien pourrait être affecté pour longtemps par le ralentissement du commerce et du tourisme à longue distance, ou par des restrictions réglementaires face aux risques pandémiques présents et futurs. Rebondira-t-il ou pas, et à quelle échéance, personne ne peut encore le dire. Dans ce contexte d’extrême incertitude, et sans doute de rupture, nous souhaitons souligner par ce courrier combien cette crise peut être l’occasion d’affronter également et conjointement les enjeux écologiques cruciaux auxquels fait face le monde tributaire de l’aviation.
Dans nos métiers de chercheurs et chercheuses, nos travaux et nos observations nous ont menés à mettre la catastrophe écologique en cours et à venir au centre de nos préoccupations. Nous avons donc décidé d’agir à notre niveau en tant que scientifiques : en organisant des conférences grand public, des formations académiques ou professionnelles, en interpellant le monde de la recherche sur ses pratiques et orientations, en publiant des tribunes de réflexion dans des journaux nationaux, et également en commençant à changer nos pratiques et nos objectifs de travail.
Avant de poursuivre cette lettre, nous souhaitons vous assurer d’une chose, très simple : nous sommes proches de vous. Vous êtes nos ami.e.s de vingt ans, vous êtes nos voisins et voisines, vous êtes les étudiantes et étudiants que nous avons formé.e.s, vous êtes des membres de notre famille, vous êtes parfois des partenaires de projet, vous êtes les passantes et passants dans les rues de Toulouse, et chacune, chacun d’entre vous n’est sans doute pas à plus d’une poignée de main de chacune ou chacun d’entre nous. En fait, cela fait longtemps que nous souhaitions vous parler, mais nous ne savions pas trop comment. Nous hésitions sur la manière. La brèche ouverte par le covid-19 nous a fait franchir le pas.
L’aéronautique face aux questions environnementales
...
Que valent les promesses de verdissement ?
Face à cela, et pour défendre le maintien de la trajectoire de croissance de son activité, l’industrie aéronautique avance toute une palette d’arguments que l’on retrouve dans les accords CORSIA [5] : croissance neutre en carbone, carburants durables et mesures de compensation. En tant que scientifiques, nous considérons ces éléments comme du greenwashing ou, pour le dire plus directement, de l’enfumage.
...
La compensation, qui permet à l’IATA de prétendre non seulement stabiliser mais diminuer les émissions, n’est pas une solution
...
nous sommes extrêmement inquiets. Inquiets pour l’habitabilité à moyen terme de cette planète si, dès que la crise du covid-19 sera derrière nous, l’ensemble de notre monde industriel reprenait la voie du business-as-usual, si notamment l’aéronautique retrouvait les moyens de suivre ses prévisions de croissance
...
Mobiliser les salariés de la recherche et de l’aéronautique pour le monde d’après
...
n’hésitez pas à nous répondre à <lettre-aeronautique{at}protonmail.com>
L’Atécopol (Atelier d’Ecologie Politique de Toulouse) le 6 mai 2020
[1] L’Atelier d’Ecologie Politique (Atécopol). Voir notre site web pour plus de détails sur nos activités.
[2] « Honte de prendre l’avion: comment le “flygskam” est en train de changer nos habitudes », Courrier International, 2019. « Impact du transport aérien sur le climat : pourquoi il faut refaire les calculs », A. Bigo, The Conversation, 2019.
[3] « Chercheurs, donnez l’exemple, prenez moins l’avion ! », X. Anglaret, C. Winmat, K. Jean, The Conversation, 2019.
[4] D’après IATA, les émissions mondiales de CO2 de l’aviation en 2018 étaient de 859 MtCO2, représentant 2,6 % des émissions. En raison des traînées des avions et des autres gaz à effet de serre, les émissions des avions contribuent de manière plus importante que le seul effet du CO2 au réchauffement climatique. Ainsi, en 2005, il était estimé que la contribution de l’aviation au forçage radiatif, qui est à l’origine du réchauffement climatique, était de 4,9 % (entre 2 et 14 %, avec un intervalle de confiance de 90 %) en prenant en compte les effets des cirrus générés par les avions. Cette valeur a probablement augmenté depuis, en raison de la forte croissance des émissions du transport aérien. Ainsi, entre 2013 et 2017, le taux de croissance annuelle des émissions a été estimé par l’International Energy Agency à 4,95 %, correspondant à un doublement tous les 15 ans. Au-delà des chiffres, l’aéronautique est un secteur pivot de notre monde globalisé autant du point de vue matériel que du point de vue de l’imaginaire qu’elle véhicule. Elle est ainsi une force motrice de l’hypermobilité et de ses émissions induites, par exemple celle du tourisme de masse, qui caractérise nos sociétés et dont le coût énergétique est de plus en plus insoutenable. “Aviation and global climate change in the 21st century”, D. L. Lee et al, Atmospheric environment 42, 3520 (2009).
[5] Les accords CORSIA sont un ensemble de décisions et mesures décidées par l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (ICAO) visant à limiter les émissions du transport aérien. Il faut toutefois noter que les décisions de l’ICAO ne sont pas contraignantes.
[6] Il s’agit du scénario P1 du dernier rapport « 1.5°C » du GIEC paru en 2018, qui ne compte pas sur les technologies à émissions négatives pour ôter du CO2 de l’atmosphère, suivant ainsi le consensus scientifique actuel. Dans ce scénario, les émissions de CO2 sont réduites de 93% entre leur niveau de 2010 (31,8 GtCO2) et leur niveau en 2050. Mais depuis 2010, les émissions ont continué à augmenter, rendant la réduction nécessaire encore plus importante. “The trouble with negative emissions”, K. Anderson, G. Peters, Science, 2016.
[7] “Reducing the greenhouse gas footprint of primary metal production: Where should the focus be?” », T. Norgate, S. Jahanshahi, Minerals Engineering 24, 1563 (2011).
[8] “Trends in global CO2 emissions: 2016 Report”, J. Olivier, G. Janssens-Maenhout, M. Muntean and J. Peters, The Hague: PBL Netherlands Environmental Assessment Agency (2016).
[9] «Lean ICT – vers une sobriété numérique», rapport du Shift projetct, 2018.
[10] «Greenhouse Gas Emissions and Land Use Change from Jatropha Curcas-based Jet Fuel in Brazil», R. E. Bailis, J. E. Baka, Environ. Sci. Technol 44 (2010).
[11] https://www.connaissancedesenergies.org/les-biocarburants-plafonnes-7-en-europe-150430
[12] Les scénarios prospectifs de l’ICAO conduisent à ce que l’aviation consomme entre 27 et 38 EJ/an en 2045. Le potentiel énergétique total des déchets agricoles et forestiers se situe dans la gamme de 62-80 EJ/an. Avec un rendement de conversion de 44 % vers les agro-carburants, l’utilisation de tous ces déchets produirait de 27-35 EJ/an d’agrocarburants. Il faudrait donc utiliser tous les déchets agricoles et forestiers existants pour produire l’ensemble de l’énergie dont aurait besoin l’aviation en 2045. « ICAO global environmental trends – present and future aircraft noise and emissions», ICAO, 2019. «Agricultural residue production and potentials for energy and materials services», N. S. Bentsen, C. Felby and B. J. Thorsen, Progress in Energy and Combustions Science 40, 59 (2014). « Global and regional potential for bioenergy from agricultural and forestry residue biomass», Jay S. Gregg & Steven J. Smith, Mitig Adapt Strateg Glob Change 15, 241 (2010). « Renewable bio-jet fuel production for aviation: A review», H. Wei et al., Fuel 254, 115599 (2019). «Carbon accounting of forest bioenergy : Conclusions and recommendations from a critical literature review», A. Agostini, J. Giuntoli, A. Boulamanti, L. Marelli, Publications Office of the European Union, 2014.
[13] «Impact of Aviation Non-CO2 Combustion Effects on the Environmental Feasibility of Alternative Jet Fuels», R. W. Stratton, P. J. Wolfe, J. I. Hileman, Environ. Sci. Technol, 2011.
[14] «The inconvenient truth about the carbon offset industry», N. Davies, The Guardian, 2007. «Dirty planet but a clean conscience? The truth about airplane carbon offsetting», J. Buckley, CNN 2019. «How additional is the Clean Development Mechanism ? », M. Cames et al. 2017, Öko institut.
[15] «Beyond the ICAO’s CORSIA: Towards a More Climatically Effective Strategy for Mitigation of Civil-Aviation Emissions», C. Lyle, Climate law, 2018.
[16] Toulouse, un futur Détroit ? », Université Populaire de Toulouse, 2020. “Airbus et l’aéronautique s’enfoncent dans la crise», Le Monde, 29 avril 2020.
[17] Le Haut Conseil pour le Climat s’est par exemple récemment positionné sur le sujet.
[18] « Le Covid-19 va-t-il faire payer à Toulouse sa dépendance à la filière aéronautique ? Enquête », P. Merlet, La Tribune, 9 avril 2020.
[19] « L’avenir est au transport low-tech et les véhicules autonomes doivent être abandonnés », Atécopol, Le Monde, 3 mai 2019.
[20] https://en.wikipedia.org/wiki/The_Lucas_Plan et http://lucasplan.org.uk/.
[21] Voir les textes publiés par l’Atécopol, notamment notre dernière proposition dans le contexte de la crise du covid-19 (« Il est temps de ne pas reprendre », Le Monde, 7 mai 2020).
[22] KPI est l’acronyme de Key Performance Indicator.
Ndlr : vient de https://my.framasoft.org/u/ind1ju/?RIc2gA