Écologie - Entretiens
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Damien Deville est géographe et anthropologue de la nature. Il est l’auteur, avec Pierre Spelewoy, du récent Toutes les couleurs de la Terre – Ces liens qui peuvent sauver le monde paru aux éditions Tana. Il y développe plusieurs concepts, parmi lesquels celui « d’écologie relationnelle », qui s’oppose notamment à l’uniformisation du monde par le néolibéralisme. Dans ce riche entretien, nous avons demandé à ce jeune héritier de Philippe Descola comment il analysait les processus de destruction écologique, sociale et culturelle que nous traversons, et comment construire concrètement une autre approche de la relation, compatible avec la préservation de nos biens communs, a fortiori environnementaux. Réalisé par Clément Molinier et Pierre Gilbert, retranscrit par Manon Milcent.
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parti 6 mois travailler pour le ministère de l’Environnement du Queensland, dans une équipe de rangers, sur la protection des populations de koalas. Pour les protéger, les politiques publiques d’alors consistaient à les parquer dans des zones dédiées à la protection. Grillagées dans des forêts de protection, loin des activités humaines, le koala s’en porterait mieux. ... j’ai remis en cause mes acquis, car ce système de protection se confrontait à plusieurs biais. Un biais écologique d’abord, au sens scientifique du terme, dans le sens où parquer des koalas dans des zones spécifiques participait, sur du long terme, à limiter l’expression de la diversité génétique de la population. Une diversité pourtant nécessaire au renouvellement de l’espèce. Deuxième biais : on observait que certains koalas préféraient s’établir en zone péri-urbaine.
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dernier biais, davantage culturel, m’est apparu : les koalas sont énormément représentés dans les symboles australiens alors que la coexistence est refusée. C’était pour moi une instrumentalisation du vivant doublée d’une hypocrisie anthropologique. Cette expérience m’a dynamité l’esprit. D’ailleurs, je le découvrirai plus tard, la violence infligée aux koalas n’était que le miroir d’une pluralité de violences qui émergent des mondes occidentaux et qui fait de nombreuses victimes : les populations autochtones qui décident de vivre autrement, dont les aborigènes d’Australie – les violences faites aux koalas et les violences faites aux humains sont les deux faces d’une même médaille – mais aussi les territoires oubliés de l’économie monde, les violences faites aux femmes, aux Tsiganes, aux roms, les DOM-TOM marginalisés dans les démarches républicaines… Bref, par notre incapacité à penser la diversité, nous avons laissé sur le carreau nombre d’individus, de collectifs et de territoires.
De ce fait, contourner l’uniformisation des mondes demande, je crois, une réponse citoyenne et politique forte : remettre la diversité, qu’elle soit humaine ou non humaine, au cœur des modèles sociaux. Cette démarche peut offrir des dynamiques d’innovation majeures aux crises que nous connaissons tout en nous permettant de remettre de la poésie dans nos vies. En puisant dans la singularité de chaque être, de chaque imaginaire, de chaque territoire, des voies citoyennes et politiques se dégagent pour emmener le social et l’environnement dans un seul et même horizon.
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En Cévennes par exemple, il y a beaucoup de conflits entre les néoruraux et les archéos cévenols. ... La culture de la résistance d’une part, et l’amour des montagnes d’autre part ! Deux symboles sur lesquels construire de l’inclusivité. Le lien au paysage comme projet territorial a également pour avantage de ne pas être anthropocentré. Il emmène anciens comme nouveaux, humains comme non humains dans un seul et même bateau. J’ai tendance à militer actuellement pour des politiques du symbole, au sens littéral du terme. Ça me fait penser à cette fameuse phrase de l’anthropologue Jean Malaurie : « sans symbole nous ne sommes rien, qu’un peuple de fourmis manipulées par le verbe, l’information et l’image ».
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tension très forte dans les milieux écolos, entre l’urgence climatique et sociale et les manières de cultiver des réponses qui demandent nécessairement du temps. Ce conflit, nous y sommes tous confrontés. Néanmoins, il reste impératif de cultiver le sens !
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se développent à Paris des fermes verticales, sans eau, sans sol. Elles sont très subventionnées au nom de l’autonomie alimentaire des villes. Elles entrent alors en concurrence avec l’agriculture des campagnes où les paysans cultivent pourtant les valeurs de la terre et n’arrivent plus à vivre de leurs métiers. Autrement dit, au nom de l’écologie à Paris, on détruit ce dont l’écologie est censée être la gardienne : la diversité des mondes.
Une deuxième clé de réponse se situe dans le dialogue entre la valorisation de la diversité à l’échelle locale et le sentiment d’appartenance à l’humanité. Il y a un imaginaire auquel j’aime me relier, même si en l’état il peut paraître de l’ordre de l’utopie. Le géographe Augustin Berque, qui a été très influent pour moi, propose dans ses travaux de penser la diversité via trois échelles à partir desquelles on pourrait déployer de nouvelles compétences politiques. La première est l’échelle de l’atmosphère, le matériau physico-chimique de la Terre. Cela correspondrait à des politiques internationales relevant d’un sens commun de l’humanité telle que la lutte contre le réchauffement climatique. Ajouter la vie sur terre permet de déployer une deuxième échelle : l’échelle écosystémique. C’est une échelle biorégionale en somme à partir desquelles se pensent et se préservent les grands équilibres de la vie. Il y a enfin l’échelle de l’habité, celle des symboles et de l’expérience partagée. Augustin Berque l’appelle « l’écoumène ». C’est une échelle beaucoup plus fine qui construit pourtant le vivre ensemble au quotidien. Un universel par-delà l’humain, se situe peut être dans un dialogue pertinent entre ces trois nouvelles échelles politiques et citoyennes.
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La crise du coronavirus montre à quel point nous avons besoin de relation et que l’expérience territoriale est tout ce qui compte face au présent. Y compris pour lutter contre la solitude qui est une bien grande maladie. Toute relation n’est pas physique, il y a également des espaces symboliques dans lesquels nous pouvons trouver des voies d’émancipation malgré le confinement qui a été mis en place. La crise sanitaire invite également à orienter des politiques décentralisées qui donnent les moyens à chaque lieu de faire face aux réalités qu’il traverse. Les relations entre individus laissent place ici à des relations de coopération entre territoires. Pendant des décennies nous les avons opposés. Peut-être arriverons-nous maintenant à les faire dialoguer ! Il y a une bataille culturelle à mener autour de cette égalité territoriale. Je crois même que cette bataille culturelle est mère de toutes les batailles, car, lorsque notre projection au monde change, tout change, à commencer par la vision politique d’une nation. Le coronavirus place l’humanité devant un tel choc qu’il permet ce pas de côté dans l’opinion.
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une feuille de route gouvernementale en deux temps : une rapide transition vers une économie décarbonée sur du court terme, demandant des arbitrages politiques nationaux assez forts tout en amorçant un retour aux territoires sur du moyen terme. Pour qu’il soit pertinent, le vivre ensemble ne peut pas être du ressort des états nations : il demande de placer au cœur des décisions des échelles d’action facilement appropriable par le tout citoyen, c’est-à-dire des échelles plutôt locales. L’un dans l’autre, face à l’uniformisation des mondes et aux précarités qui en émerge, il me semble inévitable de questionner non pas simplement le rôle de l’état, mais bien la place qu’il occupe dans les régimes démocratiques. Sur du long terme, je pense qu’il devra nécessairement s’effacer en partie pour laisser place à de nouvelles modalités d’interventions citoyennes et politiques. Expérimentons.
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réassumer notre propre vulnérabilité. Chaque être vivant a en commun d’être vulnérable, et pour s’adapter à cette condition, il a besoin des autres. Humains comme non humains sont interdépendants. Nous avons besoin des autres, et ce sont bien ces liens d’interdépendances qui doivent mobiliser l’action citoyenne. La deuxième, c’est la rencontre avec l’autre. La rencontre positionne les relations dans une dynamique créatrice. Un plus un, en géographie, ça n’a jamais fait deux. Lorsqu’on réussit à comprendre l’autre pour ce qu’il est vraiment, la rencontre ouvre des trajectoires d’innovations majeures.
Je me permets de préciser que rencontrer l’autre ce n’est pas nécessairement l’apprécier. Vivre la relation revient à accepter également les antagonismes, la différence, le refus. Enfin, puisque qu’on peut rencontrer l’autre en le dominant voir en le détruisant, il convient d’ajouter une troisième étape à cette société de la relation : la justice. Pour que les relations soient émancipatrices pour les deux parties prenantes, il est important d’exercer justice dans la coexistence. Ces trois thèmes sont suffisamment larges pour être mobilisés de manière extrêmement plurielle en fonction des réalités de chaque espace, de chaque communauté voir de chaque individu.
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la diversité que je projetais ailleurs est également présente ici, dans les moindres recoins de l’espace. Nous n’arrivons néanmoins plus à la voir et encore moins à la mettre au cœur de nos vies. Je crois que c’est lié en grande partie à nos modèles éducatifs qui ne valorisent pas assez les territoires. À la lumière de la relation, l’éducation devient également un objet de réforme. Philippe Descola milite effectivement pour davantage d’anthropologie à l’école. J’ajouterais pour ma part davantage de géographie et d’éthologie ! ... construire davantage de liens entre ce que l’on pense et ce que l’on fait de ses mains. Il n’y a presque plus d’activités manuelles dans les programmes pédagogiques et universitaires. Pourtant expérimenter un territoire passe également par le mouvement du corps et par les sens. ... dans les moments de bonheurs comme de malheurs, tout ce qui compte au final, c’est le vivre ensemble. La crise du coronavirus le confirme. Remettre ce vivre ensemble, par-delà l’humain, par-delà l’Occident et par-delà le visible, au cœur de l’action me semble être un beau chemin à suivre.
Ndlr : revisiter, approfondir, questionner notamment sur le lien entre république, fédéralisme et régionalisme / TdM ACT