Une famille autochtone pêche, à Camopi, en Guyane, en 2014 ©AFP - BRUSINI Aurélien/hemis.fr
Droits de la nature : une histoire guyanaise
Publié le jeudi 26 décembre 2024 (première diffusion le mercredi 23 octobre 2024)
La terre au carré
9 décembre 1984, Awara, Guyane. Félix Tiouka, prononce un discours face aux officiels de l‘État français qui lancera la lutte pour la défense des droits des peuples autochtones. Le droit à leurs coutumes, basé sur l’équité entre humains et non humains, un droit du vivant, un droit de la nature.
Avec Marine Calmet Juriste
Dès le XVIe siècle, la Guyane subit les tentatives de colonisation par les Hollandais, les Portugais, les Anglais et les Français. Malgré une farouche résistance des populations autochtones, qui conduit un grand nombre de ces missions à l’échec, un véritable système colonial imposé par la France s’installe à partir du XVIIe siècle, et avec lui, ses codes juridiques.
Les conséquences sont nombreuses : chute démographique des populations autochtones décimées par les maladies importées par les colons, implantation d’un système esclavagiste, spoliation des terres, morcellement administratif… À l’aube du XXe siècle, en devenant un département français, la Guyane s’ouvre à un système administratif et juridique unique. Comme le veut la Constitution, les règles applicables y sont les mêmes que pour tout département ou toute région française et, même si quelques aménagements hérités des accords du passé sont possibles, les représentants garants des droits coutumiers ont, au fil du temps, été exclus de toute reconnaissance institutionnelle.
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Dans les années 1980, et alors que le recul de leurs droits s’est accéléré, les Amérindiens s’organisent. En décembre 1981, l’Association des Amérindiens de Guyane française (AAGF) est créée, devenant ainsi la première association de représentation et de promotion des droits autochtones guyanais. Félix Tiouka, alors jeune militant de la cause amérindienne, en deviendra le premier président.
"L'équité entre toutes et tous, humains et non humains"
Le 9 décembre 1984, le village d’Awara accueille le premier rassemblement des Amérindiens de Guyane organisé par l’AAGF, qui donne le coup d’envoi des luttes amérindiennes. Présentant le rassemblement comme une grande fête culturelle, avec chants et danses folkloriques, l’association invite les représentants de l'État (élus locaux, député de la Guyane, président du conseil régional, etc). Après ce premier temps festif, ils en profitent pour prononcer un discours politique, par la voix de Félix Tiouka, réclamant une restitution du territoire, une reconnaissance de l'identité amérindienne, et la possibilité pour les peuples amérindiens de développer leurs propres institutions. Ce discours marque l’histoire des relations entre la France et le département de la Guyane.
Pour Marine Calmet, juriste engagée dans les droits de la nature et présidente de Wild Legal, qui s’est rendue plusieurs fois sur place et connait très bien le dossier guyanais, Félix Tiouka « exprime le fait que notre modèle fondé sur la propriété privée et l’exploitation de la terre et des êtres ne peut dériver que vers des inégalités et des injustices, et vers l’appropriation par un petit nombre des richesses de la terre. Il y dit que tout leur modèle social autochtone repose sur l’équité entre toutes et tous, humains et non humains. C’est au cœur de la réflexion des droits de la nature : quelle société construit-on avec le droit ? »
Car pour la juriste, il s’agit bien d'établir un droit de la nature qui pourrait empêcher l'application sans limites de législations héritées de la période coloniale. « Ce sont les acteurs économiques qui définissent ce qui est important ou pas, ce qui existe ou pas, dans le mépris de ce qui existe déjà. »
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Les intérêts de l’environnement
Utopie jusqu’à il y a peu, l’idée commence à faire son chemin. Des événements comme la suspension du projet de la Montagne d’or, en Guyane, montre que la mise en avant des intérêts de l’environnement peut être un frein à l’utilisation de différentes législations – le Code minier ou le Droit des affaires –, contre les intérêts des populations autochtones et de leur territoire. Pour Marine Calmet, il est tout à fait nécessaire qu’émerge un droit de la nature, « un droit ou l’axiome de base n’est pas l’individu, mais le milieu. Car l’idée au fond, c’est bien celle d‘un droit fondé sur la réalité des écosystèmes et des modes de vie, et non pas sur une fiction, celle d’un individu abstrait placé au bout de la chaine alimentaire isolément et de façon artificielle.
En somme, un droit de la nature qui permettrait un meilleur équilibre dans les rapports de force entre intérêts du monde du vivant et intérêts économiques et stratégiques.
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Entretien avec Marine Calmet
Clés : Entretien Culture Démocratie
Marine Calmet, est avocate de formation, juriste, et cofondatrice de Wild Legal, une association qui œuvre pour la transition juridique et les droits de la Nature. Face à l’incapacité des gouvernements successifs à se mobiliser pour répondre à l’urgence écologique, elle invite, dans son livre « Devenir gardiens de la Nature », à regarder notre société à travers les yeux des Premières Nations. Elle nous enjoint à accomplir une transformation majeure en enracinant la communauté humaine dans celle du Vivant en bâtissant une société reposant sur de nouvelles normes respectueuses des droits de la Nature et de notre planète. Une démarche résolument en phase avec celle du Mouvement Colibris !
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Pour aller plus loin
- Le site de Marine Calmet
- Le site de Wild Legal
- Devenir gardiens de la nature, pour la défense du Vivant et des générations futures, de Marine Calmet, Tana Éditions, 2021.
- Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ?, de Christopher Stone, Éditions Le Passager clandestin, 2017 (première édition : 1972). Préface : Marine Calmet, postface Catherine Larrère.
Christopher Stone est le premier juriste à avoir pensé la théorie juridique des droits de la nature. Un livre fondateur.
Crédits photos :
Marine Calmet et le procès : Wild Legal.
Cochon : L214, licence CC-BY 3.0
La Loire : Oeil de verre, licence CC BY-NC-ND 2.0
Orpaillage : WWF.
Le potentiel de développement économique durable de la Guyane, Deloitte Développement Durable, novembre 2018.