Tribune
Pour le second tour des législatives, les programmes RN et NFP ne peuvent pas être mis sur un pied d'égalité, estiment Philippe Aghion, Jean Pisani-Ferry et Alexandra Roulet. Bien que le NFP propose des mesures économiques très discutables, cela est sans commune mesure avec un programme RN dangereux pour l'attractivité, la diplomatie et l'indépendance de la France.
« Si le RN gouvernait la France, le risque serait grand que l'Europe soit hors d'état de faire face aux défis qu'elle doit affronter. » (Sarah Meyssonnier/Reuters)
Par Philippe Aghion (Economiste, professeur au Collège de France et à l'Institut européen d'administration des affaires (INSEAD)), Jean PISANI-FERRY, Alexandra Roulet (professeur d'économie à l'Insead)
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Perspectives sur l’actualité - Économie
Auteur Jean Pisani-Ferry - Cover © Kelly Lacy
Prix du carbone ou réglementation, au fond peu importe : d'une manière ou d'une autre, l'économie va subir un choc d'offre négatif, dont l'ordre de grandeur sera proche de celui du choc pétrolier de 1973-74. La transition vers la neutralité carbone au pas de course est un immense défi macroéconomique, qu'il s'agit de prendre à bras le corps – avec toutes les conséquences que cela implique.
L’atténuation du changement climatique a longtemps été envisagée comme un processus graduel, permettant aux économies à forte intensité de carbone de réduire progressivement leurs émissions de gaz à effet de serre. Parmi les nombreuses questions que cette perspective soulevait, peu étaient de nature macroéconomique. Mais des décennies de tergiversations ont transformé la transition douce espérée en une mutation abrupte. Selon les estimations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations unies, une action d’urgence est indispensable si l’on veut contenir un dérèglement climatique catastrophique1.
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Cet article se concentre sur la nature et sur l’ampleur de l’impact économique de l’action climatique, pas sur les conséquences de la décarbonation en régime permanent. Il se concentre sur les questions de transition sans aborder le débat à plus long terme, à savoir la controverse entre les techno-optimistes qui affirment que si les bons investissements sont réalisés à temps, les catastrophes liées au climat peuvent être évitées sans que le niveau de vie ne soit trop modifié, et les techno-pessimistes qui soutiennent que la vie sur Terre ne peut être préservée que si les sociétés se détachent d’un modèle économique centré sur la maximisation du bien-être matériel.
Plus précisément, l’argument présenté ici s’appuie sur les hypothèses des techno-optimistes et suppose qu’à un horizon de 30 ans, la neutralité carbone peut être atteinte sans baisse majeure du revenu réel et du niveau de vie9. Si cette hypothèse s’avère trop optimiste, cela ne fera que renforcer l’importance macroéconomique de la décarbonation.
La première partie explique pourquoi la perspective macroéconomique a longtemps été largement négligée. La nature et l’ampleur de la transition vers la neutralité carbone sont évaluées dans la deuxième partie. La troisième partie est consacrée aux implications pour la croissance et le bien-être. La quatrième traite des impacts sur les finances publiques et la cinquième offre quelques conclusions.
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Les dimensions macroéconomiques de l’action climatique ont été largement négligées
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La réallocation de la main-d’œuvre sera également précipitée et généralisée.
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La transition vers le net zéro implique un choc d’offre négatif important
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En termes macroéconomiques, la tarification soudaine d’une externalité négative qui avait été négligée dans les décisions de production équivaut à un choc d’offre négatif. L’impact d’un tel choc est familier car il ressemble aux chocs pétroliers des années 1970, lorsqu’une ressource auparavant sous-évaluée a été soudainement réévaluée.
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La comparaison ne doit donc pas être prise au pied de la lettre. Ce qu’elle révèle, ce n’est pas que l’expérience des chocs pétroliers va se répéter, mais que le changement de régime impliqué par la transition vers la neutralité carbone implique une perte sèche qui est potentiellement significative macroéconomiquement, et pourrait déboucher sur des évolutions défavorables.
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La transition déclenchera un boom des investissements mais réduira la consommation
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Un effort important pour remplacer le stock de capital existant aura également un impact sur le bien-être. La transition vers la neutralité carbone est susceptible d’avoir des externalités positives sur la satisfaction des consommateurs à long terme – en raison, par exemple, de l’amélioration des infrastructures de transport, de la pureté de l’air ou de la meilleure isolation des maisons – mais à court terme, son effet de premier ordre sur la consommation sera négatif.
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La transition vers le « zéro carbone » risque d’aggraver l’endettement public
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Politiquement, un engagement à redistribuer euro pour euro le produit de la fiscalité carbone peut être indispensable pour dissiper les soupçons selon lesquels la tarification des émissions n’est qu’un prétexte commode pour augmenter les impôts. Un tel engagement exclurait la possibilité de compenser les effets négatifs de la taxation du carbone sur l’offre par une réduction des taxes distortives sur le travail ou sur le capital.
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Conclusions
L’accélération des efforts de décarbonation est indispensable et urgente. À plus long terme, l’émergence de technologies efficaces à faible intensité carbone ou complètement neutres offre de bonnes raisons de faire preuve d’un optimisme éclairé quant aux conséquences économiques de la transition écologique. Bien que cela ne soit pas certain, il est de plus en plus probable que, si les défis de l’action collective internationale sont surmontés, la transition vers le zéro carbone net peut être réalisée à long terme sans une baisse majeure des niveaux de vie.
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En raison de l’accélération du changement climatique et de l’ampleur de l’effort à fournir pour décarboner l’économie tout en investissant dans l’adaptation, la transition vers le zéro carbone net devrait impliquer, sur une période de 30 ans, des changements majeurs dans la configuration de la croissance. Ses effets comprendront un choc d’offre négatif d’ampleur notable, une poussée d’investissement suffisamment importante pour affecter le taux d’intérêt d’équilibre mondial, des effets négatifs significatifs sur le bien-être des consommateurs, des changements dans la répartition des revenus et une pression considérable sur les finances publiques.
Même en laissant de côté de nombreuses autres dimensions de la question – telles que l’étendue des actifs échoués ou les conséquences de la décarbonation sur le commerce international et le taux de change – une simple exploration des mécanismes essentiels en jeu suggère que la transition vers le zéro carbone net confrontera les responsables de politique économique à de sérieuses difficultés macroéconomiques. Cette transition ne sera probablement pas bénigne, et les responsables politiques doivent se préparer à faire des choix difficiles.
Une analyse précise des défis et des options possibles nécessite bien plus que l’esquisse proposée dans cette note de synthèse. L’élaboration de scénarios quantitatifs, tels que ceux publiés par les institutions internationales, est probablement le meilleur moyen de cerner l’incertitude considérable qui nous attend.
Le principal message d’une analyse rudimentaire est que, si les discussions sur les rôles relatifs de l’innovation et de l’investissement ou sur la combinaison souhaitable des signaux de prix et de la réglementation restent importantes, il est grand temps de réaliser que la politique climatique est aussi une politique macro-économique. Il est urgent d’engager une discussion plus précise sur la macroéconomie de l’action climatique.
Dans ce contexte, les débats devraient se concentrer sur l’identification des mécanismes et des choix impliqués dans une transition qui s’annonce difficile. Ce n’est pas en minimisant les défis à venir que les analystes et les experts convaincront les dirigeants politiques et le public d’intensifier les efforts de décarbonation, mais plutôt en les abordant de front et avec méthode.
Sources
- https://www.ipcc.ch/report/sixth-assessment-report-cycle/ AIE (Agence internationale de l’énergie). 2021. Net Zero d’ici 2050 : Une feuille de route pour le secteur énergétique mondial. Paris.
- La COP 26 aura lieu du 31 octobre au 12 novembre 2021 à Glasgow.
- Commission européenne. 2021. « Fit for 55 » : Réaliser l’objectif climatique 2030 de l’UE sur la voie de la neutralité climatique, COM(2021) 550 final. Bruxelles.
- Commission européenne. 2020. Évaluation de l’impact du plan d’objectifs climatiques 2030, SWD(2020) 176 final. Bruxelles.
- Commission européenne. 2021. « Fit for 55 » : Réaliser l’objectif climatique 2030 de l’UE sur la voie de la neutralité climatique, COM(2021) 550 final. Bruxelles.
- Commission européenne. 2020. Évaluation de l’impact du plan d’objectifs climatiques 2030, SWD(2020) 176 final. Bruxelles, tableau 14.
- Ces dernières années, une proportion croissante de gouvernements a fini par avoir une appréciation plus réaliste des contraintes d’économie politique de la transition verte. Par exemple, la Commission européenne propose que 25 % des ressources provenant du nouveau système d’échange de quotas d’émission au niveau de l’UE soient alloués à un fonds social dédié, et que les États membres individuels contribuent pour un montant équivalent.
- Pour des discussions récentes en faveur de cette perspective optimiste, voir UK CCC (2020), Turner, Adair. 2020. Techno-optimism, behaviour change and planetary boundaries. Keele World Affairs Lectures on Sustainability, 12 novembre et Blanchard, Olivier, et Jean Tirole. 2021. Les grands défis économiques futurs. Rapport au Président Macron. Paris : France Stratégie.
- Voir, par exemple Heal, Geoffrey. 2017. L’économie du climat. Journal of Economic Literature 55, no. 3 : 1046-63.
- Voir Stern, Nicholas, et Joseph E. Stiglitz. 2021. Le coût social du carbone, le risque, la distribution, les défaillances du marché : An Alternative Approach. Document de travail NBER 28472. Cambridge, MA : National Bureau of Economic Research pour une discussion sur l’utilisation des MAI dans le contexte de l’irréversibilité et des risques catastrophiques.
- Mise à jour de l’Institut de recherche Mercator sur les biens communs mondiaux et le changement climatique, qui s’appuie sur le GIEC (2018).
- Comité consultatif scientifique du CERS. 2016. Trop tard, trop soudain : Transition vers une économie à faible émission de carbone et risque systémique, Rapport n° 6.
- Commission européenne. 2021. « Fit for 55 » : Réaliser l’objectif climatique 2030 de l’UE sur la voie de la neutralité climatique, COM(2021) 550 final. Bruxelles.
- Motor Authority, 24 juin 2021.
- Tribune libre de la présidente von der Leyen, 11 décembre 2019.
- Voir, par exemple, Ocasio-Cortez, Alexandria. 2019. Projet de résolution de la Chambre 109 reconnaissant le devoir du gouvernement fédéral de créer un Green New Deal. Washington : Congrès américain et AIE (Agence internationale de l’énergie). 2021. Net Zero d’ici 2050 : Une feuille de route pour le secteur énergétique mondial. Paris.
18 - Sources des calculs :
– Engagements nets zéro : Nations Unies
– Émissions mondiales de CO2 : Notre monde en chiffres
– Revenus des systèmes de tarification du carbone : Institute for Climate Economics (les émissions ne comprennent pas les autres gaz à effet de serre)
– Prix global global du carbone pour un échantillon de 25 pays en 2019 = 12,9 $/tonne (mise à jour par Kepos Capital de l’estimation de Carhart et al. 2020 pour un échantillon de grands émetteurs)
– Production annuelle mondiale de pétrole en 1973 : 33,4 térawattheures ou 19,7 milliards de barils (Notre monde en données via BP Statistical Review of World Energy et le portail de données du Shift Project)
– Prix mondial du pétrole brut en 1973 : 3,3 $/baril ; prix du pétrole en 1974 : 11,6 $/baril (Notre monde en chiffres via BP Statistical Review of World Energy et le Shift Project Data Portal)
– PIB mondial (en dollars US courants) : 4 600 milliards de dollars en 1973 ; 87 600 milliards de dollars en 2019 (Banque mondiale)
– Ratio investissement/PIB mondial : Banque mondiale
- 19 Gaspar, Vítor. 2021. Une proposition pour augmenter la tarification mondiale du carbone. Blogpost du FMI, 18 juin.
- 20 Carhart, Mark, Bob Litterman, Clayton Munnings et Olivia Vitali. 2020. Measuring Comprehensive Carbon Prices of National Climate Policies, photocopie. New York : Kepos Capital. Voir également https://carbonbarometer.com.
- 21 Coalition pour le leadership en matière de tarification du carbone. 2017. Rapport de la commission de haut niveau sur le prix du carbone. Washington : Banque internationale pour la reconstruction et le développement et Association internationale de développement/Banque mondiale.
- 22 NGFS (Network for Greening the Financial System). 2021. Scénarios NGFS pour les banques centrales et les superviseurs. Paris.
- 23 Quinet, Alain. 2019. La valeur de l’action pour le climat. Paris : France Stratégie.
- 24 Les calculs à plus long terme prévoient généralement de nouvelles augmentations du prix du carbone, mais celles-ci dépendent d’hypothèses très incertaines sur les futurs coûts de réduction. Banque d’Angleterre. 2021. Principaux éléments du scénario explicatif bisannuel de 2021. Londres.
- 25 Gaspar, Vítor, Ibid.
- 26 Cela ne serait pas vrai si le produit de la taxation du carbone était utilisé pour financer une baisse des taxes distorsives sur le travail et le capital. Je discute de cette hypothèse dans la quatrième partie.
- 27 Au cours de la première décennie de ce siècle, l’économie mondiale a connu une hausse des prix du pétrole, qui sont passés de 25 dollars le baril en 2002-2003 à près de 100 dollars en 2008. Rien ne prouve que cette hausse ait eu des conséquences récessionnistes, mais cela est peut-être dû au fait que cet impact a été éclipsé par celui de la crise financière mondiale.
- 28 Porter, Michael E., et Claas van der Linde. 1995. Toward a New Conception of the Environment-Competitiveness Relationship. Journal of Economic Perspectives 9, no. 4 : 97-118 et Acemoglu, Daron, Philippe Aghion, Leonardo Bursztyn et David Hemous. 2012. L’environnement et le changement technique dirigé. American Economic Review 102, no 1 : 131-66.
- 29 NGFS (Network for Greening the Financial System). 2021. Scénarios NGFS pour les banques centrales et les superviseurs. Paris.
- 30 Voir Ledez, Maxime, et Adrien Hainaut. 2021. Paysage de la finance climatique 2020. Paris : Institut pour l’économie du climat pour une application au cas français.
- 31 AIE (Agence internationale de l’énergie). 2021. Net Zero d’ici 2050 : Une feuille de route pour le secteur énergétique mondial. Paris.
- 32 Commission européenne. 2020. Évaluation de l’impact du plan d’objectifs climatiques 2030, SWD(2020) 176 final. Bruxelles.
- 33 Les estimations de l’impact sur le PIB de la transition vers la neutralité carbone varient toutefois considérablement : de 4 % en 2030 (AIE. 2021. Net Zero d’ici 2050 : Une feuille de route pour le secteur énergétique mondial. Paris., pour l’économie mondiale) à 2 % (UK CCC 2020, pour la Grande-Bretagne), en passant par un impact à peu près neutre (Commission européenne 2021, pour l’UE) et une légère diminution (NGFS (Network for Greening the Financial System). 2019. Stabilité macroéconomique et financière : Implications du changement climatique. Paris) pour l’économie mondiale. Ces divergences sont révélatrices de l’absence de consensus sur les aspects macroéconomiques de l’action climatique. FMI (Fonds monétaire international). 2021. Atteindre des émissions nettes zéro. Note préparée pour le Groupe des Vingt, juin.
- 34 En supposant que les dépenses de consommation personnelle représentent les deux tiers du PIB.
- 35 Goulder, Lawrence. 1995. Environmental taxation and the double dividend : A reader’s guide, International Tax and Public Finance 2 : 157-83.
- 36 Akerlof, George, et al. 2019. Déclaration des économistes sur les dividendes du carbone. Wall Street Journal, 16 janvier.
- 37 Commission européenne. 2021. « Fit for 55 » : Réaliser l’objectif climatique 2030 de l’UE sur la voie de la neutralité climatique, COM(2021) 550 final. Bruxelles.
Crédits
Ce texte, initialement paru comme Policy Brief du Peterson Institute for International Economics, est basé sur ses contributions à un webinaire de la DG ECFIN sur l'économie du changement climatique (25 mars 2021), à un webinaire PIIE-CF40 sur la décarbonation (18 mai) et à la conférence Green Swan de la BRI (3 juin). Il remercie Olivier Blanchard, Laurence Boone, Gregory Claeys, Filippo D'Arcangelo, Benoît Leguet, André Sapir, Simone Tagliapietra, Ángel Ubide, Georg Zachmann et Stavros Zenios pour leurs commentaires et critiques, ainsi que les participants aux séminaires PIIE-CF40 et Bruegel.