Avec l’aimable autorisation de l’auteur
Nous voici au 5ème mois de la guerre déclenchée par l’invasion russe. Dans cette conférence [1], j’essayerai de mettre en ordre quelques-unes des réflexions que m’inspirent la situation en Ukraine et ses prolongements planétaires. Je formulerai des hypothèses et poserai des questions, mais je n’ai pas de certitude absolue quant à la réponse qu’il faut leur apporter. Sur plusieurs points je me demande même si ces réponses existent – sauf à vouloir projeter sur la réalité qui nous assiège des catégories idéologiques toutes faites. Mais ce n’est pas une raison, bien au contraire, pour ne pas tenter d’articuler ce que nous savions déjà et ce que nous apprenons au jour le jour, de façon à éclairer les enjeux et les éventualités d’un conflit qui nous concerne tous directement. Devant la guerre d’Ukraine en effet, devant la bataille qui fait rage autour des villes du Donbass, devant les menaces qui s’accumulent aux alentours, nous ne pouvons pas nous comporter comme de simples « observateurs engagés » qu’affectent plus ou moins les événements. C’est notre avenir, c’est notre « monde commun » qui sont en jeu, et dont la physionomie va dépendre aussi de nos interprétations et de nos choix. En ce sens, toutes proportions gardées car – ne l’oublions jamais – nous ne sommes pas les combattants ou les victimes directes du conflit, je dirai pourtant que nous sommes dans la guerre, car elle a lieu « chez nous » et « pour nous ». Nous n’avons pas le choix, hélas, comme le propose dans une belle leçon de pacifisme révolutionnaire mon ami le philosophe Sandro Mezzadra, de « déserter la guerre » [2]. Je n’en conclus pas pour autant que nous devions nous laisser « mobiliser » et emporter par elle d’une façon irréfléchie. La marge laissée au choix est très faible, mais faut-il décider d’avance qu’elle est inexistante ?
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il faut relancer de toute urgence les campagnes pour le désarmement nucléaire et contre la militarisation de nos sociétés, pour la construction d’un ordre international fondé sur l’indépendance des nations en même temps que l’interdépendance des peuples, sur la sécurité collective au lieu de l’équilibre de la terreur, de l’intervention militaire au-delà des frontières et des sanctions qui frappent les populations civiles autant et plus que les Etats agresseurs et les classes dominantes, pour la priorité donnée aux intérêts qui réunissent l’espèce humaine tout entière et posent des questions de vie et de mort, non seulement à long terme, mais de façon urgente et immédiate.
Etienne Balibar
Version légèrement corrigé du texte paru initialement le lundi 4 juillet dans AOC
[1] Adaptation française de ma conférence « In the War : nationalism, imperialism, cosmopolitics », London Critical Theory Summer School, Birkbeck College, 27 juin 2022.
[2] Voir Sandro Mezzadra, « Disertare la guerra”, Euronomade, 11 mars 2022 (http://www.euronomade.info/?p=14889) (version française https://blogs.mediapart.fr/mezzadra-sandro/blog/140322/deserter-la-guerre).
[3] Carl von Clausewitz, De la guerre, traduction de Denise Naville, Les Editions de Minuit, 1955, Livre I, chapitre Ier, §24, p. 69. Les commentateurs s’épargnent en général la discussion du « simple ».
[4] Ceci vaut d’une façon générale pour l’ensemble des territoires ayant appartenu à l’Empire Russe ou à l’URSS après 1945 et constituant ce que le discours officiel russe, de façon quasi-constitutionnelle, désigne comme « l’étranger proche ». Mais à l’intérieur de cet ensemble, qui inclut notamment les pays baltes, il est clair que l’Ukraine, pour des raisons économiques, démographiques, historiques et idéologiques sur lesquelles je reviens plus bas, occupe une place tout à fait singulière, perçue non seulement comme « non négociable » mais comme « existentielle ».
[5] La reprise de la forme empire par l’URSS est un objet de discussion en soi. Elle ne peut évidemment pas se concevoir comme l’effet du seul pouvoir de Staline et de son idéologie. Peut-être même faut-il voir les choses en sens inverse : c’est le retour du refoulé impérial au sein de la révolution qui explique l’ascension de Staline et les modalités de son exercice du pouvoir.
[6] Un aspect particulièrement important de la comparaison concerne les violences exercées contre les femmes, et plus généralement le caractère « viriliste » de la guerre. D’où l’importance de tenir compte des analyses et des propositions des féministes, parmi les rares à mettre en œuvre effectivement une méthode internationaliste. Voir le texte récent de Rada Ivekovic : Postsocialist Wars and the Masculinist Backlash, Alienocene March 30, 2022 https://alienocene.com/2022/03/30/post-socialist-wars-and-the-masculinist-backlash/
[7] Le concept de guerre civile européenne n’est pas la propriété exclusive de Ernst Nolte, dont l’ouvrage de 1997 (Der Europäische Bürgerkrieg 1917-1945) a lancé en Allemagne la « querelle des historiens ». Au contraire il a été employé (avec des « périodisations » et des interprétations diverses) par des historiens conservateurs, libéraux, socialistes. Voir mon commentaire dans E. Balibar, Histoire interminable. D’un siècle l’autre, Editions La Découverte 2020, p. 40-41.
[8] J’emprunte cette formulation à l’excellent éditorial de Denis Sieffert dans Politis, 16 mars 2022 : « Ukraine : Un conflit qui se mondialise ».
[9] Jürgen Habermas zur Ukraine: Krieg und Empörung, Süddeutsche Zeitung, 28. April 2022.
[10] Voir Edward P. Thompson et al., L’exterminisme. Armement nucléaire et pacifisme, tr. fr. Presses Universitaires de France 1983.
[11] E. Balibar, Cosmopolitique. Des frontières à l’espèce humaine, Editions La Découverte, 2022, p. 17.
[12] Je rejoins Erri de Luca : « On assiste à la transformation de tout un peuple en une seule forme de résistance, armée ou non », https://generationsnouvelles.net/lecrivain-erri-de-luca-frappe-par-la-transformation-de-tout-un-peuple-en-une-seule-forme-de-resistance/
[13] Voir l’article très éclairant paru dans la revue ukrainienne « Commons : Journal of Social Criticism » (15.06.2022) :Denys Gorbach : « : Ukrainian identity map in wartime: Thesis-antithesis-synthesis? »https://commons.com.ua/en/ukrainian-identity-map-wartime-thesis-antithesis-synthesis/. Un symbole frappant de cette situation est constitué par le fait que le Vocabulaire Européen des Philosophies (Paris, 2014) a fait l’objet d’une double traduction en russe et en ukrainien publiée à Kiev/Kyiv sous la direction de Konstantin Sigov, aujourd’hui un des porte-paroles de la résistance parmi les intellectuels.
[14] Voir le volume très intéressant paru chez Suhrkamp en 2014 : Euromaidan. Was in der Ukraine auf dem Spiel steht, Herausgegeben von Juri Andruchowytsch (5ème édition révisée 2022) .
[15] Dans le passé, j’ai caractérisé la structure de l’Union Européenne comme « pseudo-fédérale », et plus récemment comme « étatisme de marché », à la suite de Carlos Herrera (voir Ninon Grangé et Carlos M. Herrera (dir.), Une Europe politique ? Obstacles et possibles, Kimé, Paris, 2021). Il s’agissait de faire voir ce qui manque à l’Union Européenne pour accéder vraiment à un fonctionnement de type fédéral. Mais dans le cadre de la grande antithèse entre les deux formes de « supranationalité », c’est évidemment la promesse de cette structure antithétique de l’empire qu’il faut évoquer pour comprendre l’attraction exercée sur les nations de l’ancien bloc soviétique.
[16] Ce débat a été puissamment relancé parmi les marxistes (ou les postmarxistes) depuis le début de la guerre en Ukraine par les divergences mêmes qui les ont opposés entre eux. Je signale l’intérêt de l’échange entre Gilbert Achcar et Alex Callinicos : https://www.workersliberty.org/story/2022-03-31/ukraine-and-anti-imperialism-exchange
[17] Voir l’article de Boaventura de Sousa Santos dans le Wall Street International Magazine du 10 mars 2022 : Ukraine: complexity and war. Is it still possible to think? (https://wsimag.com/economy-and-politics/68875-ukraine-complexity-and-war 1/8).
[18] Amitav Ghosh, Le Grand Dérangement. D’autres récits à l’ère de la crise climatique, Éditions Wildproject, Marseille, 2021.
[19] Bruno Latour : « Le sol européen est-il en train de changer sous nos pieds ? », Actes du Colloque de la Sorbonne, 17 mai 2022, Le Grand Continent 23 mai 2022 https://legrandcontinent.eu/fr/2022/05/23/le-sol-europeen-est-il-en-train-de-changer-sous-nos-pieds/
Rappel :
Sur la guerre européenne au 21ème jour
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2022/03/24/solidarite-avec-la-resistance-des-ukrainien·nes-retrait-immediat-et-sans-condition-des-troupes-russes-19/
« Le pacifisme n’est pas une option »
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2022/03/09/ukraine-russie-mais-pas-que-11/
Europe Entretien
Étienne Balibar : « Le pacifisme n’est pas une option »
Face à ce qu’il définit comme « une guerre européenne », le philosophe imagine ce qui pourrait faire reculer Poutine : l’aide à la résistance du peuple ukrainien, mais aussi au peuple russe dissident – seul moyen d’éviter une « reconstitution des blocs ».
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l’Otan aurait dû disparaître à la fin de la guerre froide, en même temps que le Pacte de Varsovie. À cette époque, l’Occident a pensé qu’ayant gagné la guerre des « systèmes », il fallait qu’il engrange les fruits de cette victoire sur tous les terrains : économique, idéologique, militaire. Parmi les choses qu’il a gardées, il y a l’Otan, qui avait des fonctions externes, mais aussi et peut-être surtout celle de discipliner, pour ne pas dire domestiquer le camp occidental.
Tout cela est certes lié à un impérialisme : l’Otan fait partie des instruments qui garantissent que l’Europe au sens large ne dispose pas d’une véritable autonomie géopolitique par rapport à l’empire américain. C’est une des raisons du maintien de l’Otan au-delà de la guerre froide. Et les conséquences en ont été catastrophiques pour le monde entier.
L’Otan a consolidé les dictatures dans sa propre zone d’influence, couvert ou toléré toutes sortes de guerres, dont certaines affreusement meurtrières, comportant des crimes contre l’humanité. Ce qui se passe en ce moment ne me fait pas changer d’avis sur ce point.
Cependant, l’agressivité russe est bien réelle, et pour les citoyens des pays baltes, par exemple, la seule protection, apparemment, c’est l’Otan. Ils ont 30 ou 40 % de russophones. L’Empire russe a toujours voulu l’accès à la mer, au Nord et au Sud, et Riga peut tout à fait craindre le sort de la Crimée. La Pologne, c’est peut-être déjà un autre problème, où entre une grande part de nationalisme héréditaire, en même temps que le traumatisme du pacte germano-soviétique…
Le mieux serait que l’Europe soit suffisamment forte pour protéger son propre territoire, et qu’on dispose d’un système de sécurité international effectif – c’est-à-dire l’ONU démocratiquement rénovée, libérée du droit de veto des membres permanents.
Or, plus l’Otan monte comme système de sécurité, plus les Nations unies descendent. Au Kosovo, en Libye et surtout en Irak en 2003, l’objectif des États-Unis et de l’Otan dans leur foulée a été de casser les capacités de médiation, de proposition, de règlement et de justice internationale des Nations unies.
Étienne Balibar, le 3 mars 2022, chez lui à Paris. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Si l’on se pose la question des garanties que des peuples peuvent avoir contre des agressions, l’Otan est le dernier bâton auquel ils peuvent se raccrocher dans certains cas. Mais ce n’est pas l’idéal, c’est le moins qu’on puisse dire. Car, avec la « protection » de l’Otan arrive l’incorporation au conflit stratégique des impérialismes mondiaux.
Pour revenir à la question, je pense que c’est évidemment un prétexte de la part de Poutine. Ce n’est pas une agression de l’Otan qui a poussé Poutine à la guerre. Mais qu’il y ait eu depuis 1991 une politique systématique de grignotage de positions autour de la Russie, il suffit de regarder la carte pour comprendre que c’est vrai.
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Il est difficile d’être internationaliste quand le nationalisme triomphe, mais il y a une petite brèche par où l’internationalisme s’infiltre : c’est la solidarité avec les peuples, qui sont d’un côté et de l’autre du champ de bataille.
Cela me paraît d’autant plus vital que nous avons chez nous nos propres nationalistes ou « souverainistes », subventionnés ou inspirés par Poutine. Eux aussi forment paradoxalement une sorte d’Internationale.
Mais mon obsession du moment, c’est de savoir comment pratiquer l’unité des contraires : faire la guerre à l’armée russe et à Poutine, puisqu’il nous l’impose, et penser un au-delà de cette guerre, qui n’est pas la reconstitution des blocs. L’objectif, à terme, n’est pas seulement que Poutine recule. Il y a un objectif politiquement plus intéressant : c’est que son peuple se débarrasse de lui.
Et un autre encore plus ambitieux : inventer la grande Europe multilingue, multiculturelle, ouverte sur le monde. Ne pas faire de la militarisation de l’Union européenne, si inévitable qu’elle paraisse à court terme, le sens de notre avenir. Éviter le « choc des civilisations », dont nous serions l’épicentre.
Ndlr : son analyse ne valide-t-elle pas la position de JLM ? ACT