L'urine, ce nouvel or jaune - Publié le lundi 3 mars 2025 / La terre au carré
L'urine, ce nouvel or jaune ©Getty - karetoria
"Notre fumier est or" écrivait Victor Hugo dans les Misérables, regrettant que l'on "balaye à l'abîme" les urines. Un siècle et demi plus tard, le tout-à-l'égout et les stations d'épuration ont banalisé le rejet de nos déjections. Pourtant, l'or jaune pourrait bien devenir l'engrais de demain...
Avec Fabien Esculier, Chercheur à l’Ecole des ponts et Chaussées, ingénieur des Ponts, des Eaux et des Forêts, coordonnateur du programme de recherche et action OCAPI (sur les systèmes alimentation/excrétion et la gestion des urines et matières fécales humaines).
Le plus avantageux des fertilisants
L’urine est composée à 95% d’eau. Dans le résidu d’urée restant, on trouve environ 46% d’azote. L’azote est un facteur de croissance très important pour les plantes. Également riche en phosphore, potassium, fer, magnésium, calcium, zinc, cuivre, l’urine est ainsi un fertilisant particulièrement équilibré.
Pour Fabien Esculier, l'intérêt principal est que cette matière permet une circularité presque totale : la nature se nourrit de l’azote du sol, produit des protéines dont nous avons besoin et, une fois ingérées, nous les évacuons et elles peuvent enrichir les sols à nouveau. Sur une année, on peut fertiliser l’équivalent de 500 m carrés de cultures avec l’urine d’une seule personne !
C'est pour cela que, de l'Antiquité jusqu'au XIXe siècle, les déjections humaines et animales sont collectées puis revalorisées en retournant au champ. Les paysans se rendent dans les villes non seulement pour vendre leur production mais aussi pour récupérer les précieux engrais produits par les habitants ! C'est une économie vertueuse à part entière.
À écouter
Quand la laine de brebis devient engrais
L'esprit d'initiative
2 min
L'urine devient déchet au nom du progrès
Mais, au cours du XXe siècle, le paradigme change et la valorisation des excrétions ne représente plus qu'une simple alternative voire une méthode ancestrale désuète. Le progrès s'installe, prenant la forme de chasses d'eau et de réseaux de canalisations. La linéarité du processus s’impose, écrasant la circularité d’un modèle traditionnel vertueux.
En 1913, le procédé chimique Haber Bosch qui permet de synthétiser artificiellement l'azote est mis au point. On commence alors à se détourner des engrais naturels. En assurant désormais la fabrication d’engrais à partir de ressources fossiles, les urines deviennent inutiles, voire une véritable contrainte à gérer pour les collectivités.
Les eaux usées, ainsi déversées dans les rivières entraînent la dégradation de la qualité de l’eau. Des stations d’épuration sont alors conçues et déployées pour traiter ces eaux usées et limiter la pollution des cours d'eau. Mais, dans ces usines, les matières intéressantes sont trop diluées et il devient impossible de récupérer les nutriments qu’elles contiennent à ce stade de la chaîne.
Indépendance et sobriété
Le réemploi des urines humaines est un sujet de souveraineté très fort du point de vue agricole et alimentaire mais également au regard de notre indépendance face aux énergies fossiles. L’autonomie de la France en azote est d’à peine de 10%, le pays importe énormément et, depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine en 2022, les prix de l’azote ont été multipliés par trois ou quatre et fragilisent les fermes installées en conventionnel.
Il y a également urgence pour le phosphore dont la pénurie est annoncée d’ici 2030. Enfin, les économies d’eau et d’énergie seraient indéniables car le coût du traitement des eaux usées est considérable.
À écouter
Les derniers "écureuils" de l'A69 et la révolution en marche du pipi
La Terre au carré
11 min
La recherche réhabilite cet engrais naturel
Notre invité Fabien Esculier est le coordinateur d'Ocapi (Optimisation des cycles Carbone, Azote et Phosphore en ville), un programme de recherche porté par le laboratoire LEESU (Laboratoire Eau Environnement et Systèmes Urbains) de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées. Lancé en 2015, Ocapi, est l’un des premiers programmes académiques dédié à la valorisation des matières fécales et des urines pour en faire de l’engrais. Ce programme expérimente la fertilisation au lisain sur des parcelles de blé, à Champs-sur-Marne (77) et travaille en lien avec une boulangerie qui produit du pain et des biscuits “Biscodors” avec leurs récoltes.
Les techniques de collecte des urines - à l'instar des toilettes à séparation d'urine - existent déjà et se répandent progressivement :
"La séparation à la source dans la gestion des excrétions humaines a connu un important développement ces dernières années. Elle se déploie à de multiples échelles et dans des contextes très variés, depuis les microfilières citoyennes jusqu’à l’échelle de quartiers entiers, comme dans l’opération Saint-Vincent-de-Paul en construction à Paris, où la collecte de l’urine de l’intégralité du quartier, et sa transformation en engrais, est prévue. Ce déploiement à plus grande échelle rencontre encore de nombreux freins : d’abord, une méconnaissance du problème et des alternatives ; ensuite, des coûts d’apprentissage, et organisationnels et un déplacement des légitimités. Ces freins seront d’autant plus facilement levés que nous saurons engager, à grande échelle, une transformation de l’organisation de notre société pour le respect des limites planétaires et de la justice sociale. Au moment où nous sommes collectivement au pied du mur, créons les conditions pour que puissent s’épanouir les tentatives de recherche-action transdisciplinaire, et que se réalisent effectivement une transformation culturelle de nos interdépendances et une authentique transition socio-écologique." Ecrit Fabien Esculier, profondément engagé sur le sujet.
Ressources
Pour retrouver un panorama des initiatives, dispositifs et filières qui permettent un retour à la terre des nutriments issus de l’excrétion humaine en vue de leur valorisation agricole, c'est ici.
Fabien Esculier est co-auteur avec Emmanuel Adler du livre Des immondices aux biodéchets, Presses des Ponts, 2024.
Il travaille avec le RAE (Réseau de l’Assainissement Écologique), l’ARCEAU (Association Recherche-Collectivités dans le domaine de l'eau en Ile-de-France) et avec l’association Circulus dont la création du spectacle Humus Humains fait" découvrir de façon originale le circuit des nutriments à travers l’espace et le temps."
Vous pouvez aussi vous informer sur le sujet avec le livre Ne tirons plus la chasse ! Nos déjections au secours des sols publié par l'agronome Christophe Gatineau aux éditions Ulmer.
Clés : Environnement Écologie Biodiversité Gestion et accès à l'eau Innovation Recyclage - Gestion des déchets
Toilettes sèches : et si on s’y mettait ? - Mercredi 11 octobre 2023 / La terre au carré
Les toilettes sèches ne seraient que la partie émergée de l’assainissement écologique, un enjeu pour répondre à la transition écologique. Comment sommes-nous arrivés à ne plus nous passer du tout-à-l’égout et des toilettes à chasse d’eau ? En partenariat avec Reporterre, le média de l'écologie.
Avant la création des toilettes à chasse d'eau, les matières fécales et l'urine étaient naturellement intégrées dans l’agriculture. A Paris, c'est en 1894 que le tout-à-l’égout fait son apparition, les fèces sont alors encore versés dans les champs. L'usage de matières fécales et de l'urine comme engrais et fertilisant se perd peu à peu.
Le tout-à-l’égout ne permet plus de valoriser les ressources, et nécessite la construction de stations d’eaux usées. L'urine et la matière fécale sont devenus un poids pour la collectivité, puisqu’ils ne servent plus à fertiliser ou comme engrais.
Quand l’agriculture devient industrielle et que les engrais de synthèse se déploient, elle mute et ne dépend plus du fumier animal de ses territoires. L'urine et les matières fécales ont également pâti de la transformation de l'agriculture.
On a rompu le lien systémique territorial avec les agriculteurs qui nourrissent les gens du territoire explique le chercheur Fabien Esculier.
Pour répondre à cette valorisation de ressources perdue, le chercheur mise sur la séparation à la source, car au-delà de toilettes sèches, qui sont des interfaces, il s'agit de récupérer séparément les matières fécales et l'urine, afin de les stocker, les collecter et s'en servir d'engrais.
La séparation à la source s’appuie sur le principe d’une séparation des flux, depuis la production de l’effluent, la collecte et le transport, jusqu’au traitement et à l’utilisation des ressources qu’ils contiennent.
On en parle avec
Lorène Lavocat, journaliste à Reporterre
Retrouvez la série d'articles sur les toilettes sèches sur Reporterre : https://reporterre.net/Toilettes-seches-et-si-on-s-y-mettait
- Cinq idées reçues sur les toilettes sèches
- Regarder la crotte en face
- Bar, cinéma... les toilettes sèches débarquent en ville
Fabien Esculier, coordonnateur du programme de recherche Ocapi sur la valorisation des excréments en agriculture
Irène Cerquetti, habitante de l’habitat participatif L’Ôôôberge à Dol-de-Bretagne
Documentation :
- Quel intérêt pour la séparation à la source dans la gestion des eaux usées domestiques en France ?
- Utiliser l'urine humaine en agriculture. (fiches pratiques)
Chroniques Camille passe au vert Dans la savane, qui fait le plus peur entre le lion et l’humain ? 'Le lion est le roi des animaux, et des prédateurs. Mais à leur grande surprise, des scientifiques ont constaté que ce n’est pas de lui que les autres animaux de la savane ont le plus peur : c’est de l’humain ! Et cela, grâce à une expérience passionnante !