Journal économique et financier Business Innovation Conjoncture Agroalimentaire Politique Infrastructures Événements
« La santé de notre agriculture dépend de la santé de l'Arctique » (Heïdi Sevestre)
INTERVIEW. « L'agriculture subit des gels précoces ou des dômes de chaleur parce que les vents ne tournent plus de façon circulaire en Arctique. » C'est le constat sous forme d'alerte dressé par la glaciologue française Heïdi Sevestre. Cette adepte de la médiation scientifique détaille à La Tribune les enseignements des dernières recherches climatiques pour l'avenir de l'agriculture.
03 Oct 2023, 6:17 / Propos recueillis par Maxime Giraudeau
En 2021, l'expédition des Sentinelles du climat a réuni des femmes glaciologues autour du cercle polaire arctique. (Crédits : DR)
LA TRIBUNE - Le glacier Conejeras en Colombie, que vous avez étudié, vient officiellement de disparaître. Est-ce le sort réservé à la majorité des glaciers de montagne d'ici la fin du siècle ?
HEÏDI SEVESTRE - Sans aucun doute. En Colombie, on parle de glaciers tropicaux, ceux qui sont proches de l'Équateur. Quand les températures sur Terre augmentent de plus d'1°C, on sait que c'est plié pour eux. Mais ils restent encore très importants pour les communautés locales autochtones. Pour nous scientifiques, il s'agit des premiers glaciers à tomber mais ce n'est pas inexorable pour ceux des Alpes, de l'Himalaya, de l'Alaska... On a beaucoup à apprendre des glaciers tropicaux pour éviter que les autres subissent la même chose, sachant que deux milliards de personnes en dépendent.
Personne ne s'attendait à ce que ce glacier colombien disparaisse dès cette année. La dernière fois que j'y suis allé, la glaciologue qui le surveille m'a dit « Je pense qu'on a quinze ans ». Je l'ai regardé et pour moi on avait cinq ans à tout casser. Et en fait on avait deux ans. Nous les scientifiques, sommes dans une course contre-la-montre : on sait que la situation n'est pas bonne du tout mais, parfois, on est encore assez conservateurs et les choses se révèlent être pires que ce que nos modèles mathématiques montrent.
Lire aussi« On est face à une rupture complète dans l'évolution des données climatiques »
Pourquoi la disparition de glaciers géographiquement très éloignés de nous impacte notre économie ?
J'avais posé cette question à une de mes anciennes étudiantes qui travaille maintenant sur les glaciers de l'Himalaya. Pourquoi est-ce que des gens en France devraient s'intéresser aux glaciers de l'Himalaya ? Elle m'a dit : « C'est vite vu. Est-ce que tu manges du riz et est-ce que tu portes des vêtements avec du coton ? La plupart du riz et du coton produits ont besoin de l'eau des glaciers de l'Himalaya. » Elle m'a expliqué, en un tour de phrase, que la global supply chain sur Terre est directement connectée à ces glaciers. Il y a non seulement ce problème de ressource en eau mais il y aussi un problème lié aux extrêmes météorologiques avec des sécheresses, des canicules, des périodes au contraire très humides ou bien très froides. Ce chaos climatique affecte directement l'agriculture où on a besoin d'une certaine stabilité, ce qui n'est plus possible avec des pluies intenses, des grêlons, des gels précoces ou tardifs. On est dans un chaos climatique. À chaque dixième de degré qui augmente, ces phénomènes vont devenir de plus en plus fréquents et intenses.
La global supply chain sur Terre est directement connectée à ces glaciers.
Heïdi Sevestre au chevet du glacier Conejeras en Colombie en décembre 2021. (crédits : Nina Adjanin)
Les températures sont maintenues froides en Arctique grâce à un vent circulaire autour du pôle Nord que vous appelez le « wavy polar vortex ». Pourquoi notre agriculture est-elle menacée par son dérèglement ?
On se rend compte que ces vents-là sont directement connectés aux écarts de température entre l'Europe par exemple et le pôle Nord. Pour qu'ils restent circulaires, il faut qu'il y ait des écarts importants de température entre ces régions. Mais aujourd'hui les écarts de températures se réduisent : l'Arctique est la région qui se réchauffe le plus vite sur Terre avec +6°C en 60 ans. Cette rivière de vent froid dans l'air commence à osciller, à faire des méandres. Ça créé des phénomènes de masses d'air qui remontent du Sud vers le Nord et inversement ! L'agriculture subit ainsi des gels précoces ou des dômes de chaleur parce que les vents ne tournent plus de façon circulaire en Arctique. La santé de notre agriculture dépend de la santé de l'Arctique en quelque sorte. Les deux sont intimement liés.
Lire aussi Face au changement climatique, « la sobriété est un impératif absolu » (François Gemenne)
Scientifique et médiatrice
À 35 ans, Heïdi Sevestre n'est plus habitée de la timidité maladive qu'elle subissait adolescente, comme elle le raconte dans son livre Sentinelle du climat. En consacrant plusieurs mois par an à donner des conférences, la glaciologue de métier s'est faite médiatrice scientifique, comme le 19 septembre dernier en répondant à l'invitation de la startup charentaise Elicit Plant. Originaire des Alpes, Heïdi Sevestre vit désormais au Svalbard, non loin du Pôle Nord, d'où elle mène des expéditions et travaille au programme de développement et de surveillance du Conseil de l'Arctique.
Vous montrez aussi que de nouvelles terres arables vont apparaître avec le dégel du permafrost, ce sol gelé des pays de l'extrême nord. Pourquoi leur mise en culture serait-elle inquiétante ?
Des études très récentes nous montrent que si les hautes latitudes vers le nord se réchauffent, des terres gelées complètement inadaptées à l'agriculture risquent de devenir accessibles pour un tas d'activités au Canada, en Russie et en Scandinavie. Le problème est que ces sols ont séquestré du carbone depuis des milliers voire des millions d'années. Que va-t-il se passer si on commence à labourer ces terres et changer la structure du sol ? On risque d'avoir des régions aujourd'hui puits de carbone qui deviendront des sources d'émissions carbone !
heïdi sevestre
La glaciologue a été invitée par Elicit Plant pour présenter les dernières évolutions connues du climat, à l'occasion de la journée mondiale de prévention des risques climatiques. (MG / La Tribune)
L'enjeu de l'eau est crucial pour l'agriculture et pour le maintien de la végétation. Mais quelles sont les autres problématiques qui pèsent ?
Le pouvoir des végétaux à stocker du carbone peut atteindre des limites quand les températures augmentent trop. C'est pareil pour les océans. La nature en elle-même est notre meilleure alliée, mais on sait qu'elle a ses limites. La glace a ses limites et c'est la même chose pour les océans, nos sols, nos zones humides ou nos forêts. Tant qu'on n'attaque pas le problème à la source, qui est de brûler des énergies fossiles, on ne va pas y arriver. Il n'y a aucun doute là-dessus.
Lire aussi La transition technologique des vignobles contrariée par les aléas climatiques
La limite planétaire sur la disponibilité de l'eau douce vient d'être franchie. Ces points de bascule sont-ils définitifs ?
On est vraiment au pied du mur. Pour sauver la banquise de l'Arctique en été, on pense que c'est plié. Mais ce n'est pas parce qu'on a franchi des points de bascule qu'il faut tout lâcher, au contraire ! Des gens disent que c'est trop tard. Mais pas du tout, il faut se battre pour chaque solution et pour chaque centième de degré. Derrière chaque centième de degré dépendent des millions de personnes et des écosystèmes gigantesques dont nous avons besoin. On a une chance de dingue d'être nés à ce moment-là dans l'histoire de l'Humanité. Nous on se lève le matin et on a quand même la possibilité tous ensemble de sauver l'Humanité en mettant notre pierre à l'édifice.
Connu / mel du 6/11/23
1 308 825 vues •16 nov. 2012 - 12 k - 189
Yuki Dell' Isola del Vento - 3,35 k abonnés - 427 commentaires