Le philosophe Pierre Crétois poursuit ses travaux sur la notion de propriété qu’il avait déjà explorée dans La Part commune (2020). Son nouvel ouvrage, « La copossession du monde. Vers la fin de l’ordre propriétaire » (2023) paru aux Éditions Amsterdam, tente de démontrer que l’intérêt économique ne se confond pas avec le bien commun. Selon l’auteur, un radical changement de perspective s’impose : il faut remettre des principes autonomes de justice pour remettre la propriété à sa place et l’envisager non plus comme le socle de la vie en communauté mais, au contraire, comme une modalité du commun intégrant les droits d’autrui et ceux des générations futures. Extraits choisis de l’introduction.
L’État n’est pas impuissant face à l’ordre propriétaire, il est, au contraire, la puissance qui le fait exister et en garantit la stabilité sur le long terme : devenu une nécessité constitutive des marchés, il joue pleinement son rôle.
En revanche, dans un cadre de pensée néolibéral, un État qui essaierait de conformer les états changeants du marché à un idéal surplombant de justice sociale ou environnementale risquerait de porter atteinte à la fois à la liberté et à la promesse d’opulence collective portée par l’ordre propriétaire dont il est le fondement et le garant. Cette situation où l’État se limite à faire exister les marchés stables sans intervenir sur eux au nom d’idéaux de justice transcendants constitue un effondrement du politique dans l’économique, effondrement qui s’exprime dans les représentations mêmes des citoyens.
Pour prendre un exemple éloquent, ce ne serait pas à l’État de prendre en charge les crises sociales ou écologiques, mais au « consommateur responsable » de le faire en achetant « éthique » ou « bio » parce que ce n’est que par le bas et par nos actes d’achat que nous pourrons changer les choses.
Notre volonté politique se jouerait dans les magasins
Émerge une situation nouvelle et paradoxale : la formation de notre volonté politique ne se jouerait plus tant dans les urnes que dans les magasins. Nous avons manifestement accepté l’idée que le rôle de l’État se réduise à assurer l’existence de marchés qui fonctionnent bien, c’est-à-dire capables d’assurer la liberté du consommateur – par exemple, en favorisant l’émergence d’alternatives dites « éco-compatibles » ou l’information par des étiquetages ad hoc, comme les étiquettes énergie ou le Nutri-Score.
Par ailleurs, on a aussi tendance à assigner à la consommation le rôle de désigner les biens et services qui doivent continuer d’exister et ceux qui doivent disparaître. Aussi, pour qu’un cinéma, un bureau de poste ou une librairie restent ouverts, il faut qu’ils trouvent leurs clients et soient rentables. L’idée que l’État puisse artificiellement aider des services non rentables à survivre ou contribue à faire produire des biens non lucratifs au nom du bien commun ne semble plus avoir droit de cité. On gère les hôpitaux, les universités, les bureaux de poste comme des établissements privés. Comptabilité publique et comptabilité privée tendent à s’aligner, au point qu’il apparaît contraire à la raison que les biens socialisés puissent être gérés sur un autre modèle).
Laisser les problèmes du monde aux marchés ?
Même si l’on sait bien que les marchés font naître des désirs qui ne leur préexistaient pas, on entend souvent que ce sont les consommateurs qui mèneraient la danse. Si les acteurs veulent que des biens et services existent, il ne tiendrait qu’à eux d’être assez nombreux à les acheter pour assurer la rentabilité de leur commercialisation.
L’État n’aurait pas à se substituer au marché pour dire ce qui doit être ou non. Inversement, il semble toujours compliqué de contester l’existence d’un procédé de production destructeur et polluant, s’il contribue à « produire de la valeur » et à « créer de l’emploi ». Et les contraintes écologiques qui auraient pour effet d’interdire telle ou telle production sont encore perçues comme des freins à la croissance. Si l’on veut que les procédés de production changent, ce ne serait pas à l’État mais à la pression du consommateur que reviendrait de plus en plus la charge d’infléchir le cours des choses en montrant que l’entreprise privée a plus à perdre qu’à gagner à continuer de polluer.
Être ou ne pas être ? Dans ce nouveau cadre, c’est aux marchés de répondre à cette question, et non plus à ce qui pourrait être une volonté politique – volonté par exemple de faire exister ce que les marchés vouent à la disparition. Mieux encore, pour répondre au défi climatique, certains considèrent qu’il est inutile d’envisager des mesures politiques coercitives : la propriété et les marchés règleront le problème bien mieux que le dirigisme étatique.
En effet, ce qui conduit aux situations tragiques de surexploitation et de pollution des ressources naturelles, c’est l’absence de propriété, le fait que tout soit à tous, que les ressources soient partagées, bref l’absence d’ordre économique efficient. De la même manière, pour résoudre le problème de la pauvreté et du sous-développement économique dans les pays émergents, la solution de la Banque mondiale a longtemps été de favoriser l’apparition de nouveaux marchés : le marché du foncier, le marché de l’eau…
Peu importe s’il y a des effets externes, des révoltes et un appauvrissement de ceux qui se trouvent privés de l’accès à la terre ou à l’eau. L’essentiel, selon cette idéologie, est que ces nouveaux marchés donnent une valeur à ce qui n’en avait pas et produisent mécaniquement de la croissance économique, de la richesse. […]
Repenser la propriété comme une modalité du commun
Cependant, pour le dire d’un mot, la confiance aveugle dans la capacité de l’ordre propriétaire à avoir des conséquences mutuellement avantageuses est de plus en plus mise en doute et doit être questionnée. […] Il s’agit de demander à l’État de se ressaisir du rôle spécifique qui doit être le sien : non pas seulement garantir les droits privés, mais porter à l’existence des objectifs proprement politiques et prendre en charge les questions collectives d’ordonnancement social à long terme. Dès lors, il faut imposer des limites à l’ordre propriétaire au nom de ce que les membres d’une même société politique veulent, non plus en tant que consommateurs mais en tant que citoyens, refaire droit à ce que les individus qui prétendent faire société ensemble se doivent les uns aux autres et redonner avec force toute sa place au commun.
Enfin, il convient de considérer la propriété non comme la base première de la vie en communauté, mais, au contraire, comme une modalité du commun. Tels sont les différents pans de la démonstration que j’essaie de construire dans le cadre de cet ouvrage.
Comment considérer comme légitime une institution comme le droit de propriété, alors qu’elle permet au propriétaire d’exclure complètement autrui de ce qui lui appartient sans même intégrer dans sa définition, et de façon explicite, ce que nous nous devons les uns aux autres (en dehors de cette promesse de l’enrichissement mutuel), voire ce que nous devons à la nature ? Je ne proposerai donc pas une limitation de la propriété – solution de l’économie classique – mais défendrai une refondation contractualiste de celle-ci à partir des exigences du commun.
Ce que nous nous devons les uns aux autres
Mon propos peut se résumer par la formule de Thomas Scanlon – que je me permettrai d’utiliser librement : ce que nous nous devons les uns aux autres. Ce que nous nous devons les uns aux autres ne peut se réduire au respect de ce qui appartient à autrui, mais devrait pouvoir faire l’objet de négociations démocratiques et/ou d’une réflexion à partir de principes politiques indépendants.
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La copossession du monde, Pierre Crétois, Ed. Amsterdam. CC BY-NC-ND
Connu / mel du 15/04/2023 10:36 [echanges]
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Du philosophe Pierre Crétois, de ses travaux sur la notion de propriété (l'article complet ici et ci-dessous):
"Ce que nous nous devons les uns aux autres ne peut se réduire au respect de ce qui appartient à autrui, mais devrait pouvoir faire l’objet de négociations démocratiques et/ou d’une réflexion à partir de principes politiques indépendants.
Aussi, contre la représentation d’une propriété des choses qui ancre la possibilité d’écarter absolument autrui de ce qui est à soi, il s’agira bien plutôt, si l’on vise la justice, d’inscrire dans la définition même des droits de propriété les droits d’autrui, des générations actuelles et des générations futures.
La condition d’une telle refondation est que les choses ne puissent plus appartenir exclusivement à qui que ce soit et qu’elles soient considérées comme coappartenant à tous ou comme étant copossédées. Dès lors, il serait impossible de se dire propriétaire d’une chose ; tout au plus pourrait-on posséder certains droits sur les choses, droits compatibles avec ce que nous nous devons les uns aux autres […].
Être propriétaire, ce n’est pas avoir une chose à soi à l’exclusion des autres mais avoir une chose toujours en partage avec les autres, de sorte que les droits qui portent sur cette chose incluent et prennent en compte le point de vue des autres."
Claude Jourdren, Assistance & Conseil | Administration Finance
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puis
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Les meilleurs organismes de valorisation du territoire, et de loin, sont les ménages et les communs (comme l'a démontré Ostrom). Ils ne sont pas démocratiques, mais quelque chose de mieux : l'intelligence collective et le partage en temps réel de l'information utile ; pour une raison très simple : leur fonctionnement permet l'action immédiate ad hoc sans délibération en respectant les potentiels de chaque membre. Bernard Garrigues
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Durée de lecture : 4 CLÉS : Luttes ; Mégabassines
Édito — Luttes
Une manifestante samedi à Sainte-Soline, raquette de tennis à la main. Cet ustensile sportif est parfois réutilisé pour éloigner les palets des grenades lacrymogènes. - © Caroline Delboy / Reporterre
Le message de Sainte-Soline est limpide : le pouvoir est prêt à tuer pour défendre son modèle mortifère. Une violence étatique dont le mouvement social doit tenir compte pour ne pas se laisser enfermer dans la confrontation.
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l’écologie génère le conflit, et non le consensus ... Les gouvernants savent très bien que les bassines ne répondront pas aux sécheresses à venir. Ils savent très bien que le dossier scientifique supposé les légitimer est hautement douteux. Ils savent très bien que plusieurs de ces projets sont illégaux, comme l’a rappelé Stéphane Foucart.
Ils le savent, mais ils ont choisi d’imposer les mégabassines pour maintenir à tout prix l’agriculture industrielle, aux effets sanitaires, climatiques et humains désastreux.
Clarification
De même, en ce qui concerne le climat
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la colère populaire déborde face à ce gouvernement obtus, « abject », comme l’a dit Julien Le Guet, porte-parole de Bassines non merci.
Surprendre l’adversaire
... « Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’a d’autre choix que de répondre par la violence », écrivait Nelson Mandela.
... monte incessamment le flot de la révolte et le désir d’insurrection, la tentation est grande d’aller à la frontalité militaire que désire le gouvernement. Mais c’est un piège ... sortir des ornières de la confrontation, surprendre, allier l’énergie du courage et l’énergie de la joie, déplacer le terrain où l’adversaire veut nous enfermer. La révolte sera inventive ou échouera.
un doc officiel de 2020
La vision des relations ville-campagne qui a majoritairement prévalu jusqu’au milieu du XXe siècle opposant classiquement territoires urbains et ...
Connu / TG le 1/10/22 à 18:43
36 minutes
Derrière le biorégionalisme se cache une volonté de repenser les territoires en fonction de leur écosystème pour valoriser les interactions naturelles à l'échelle du local. Mathias Rollot a contribué à introduire cette philosophie de l'espace en France et s'exprime au micro d'Elodie Font dans "Chacun sa route".
Peut-être utopique mais surtout engagé, le biorégionalisme cherche à privilégier les frontières naturelles afin de renforcer des liens harmonieux entre nature et culture © Getty / Kirill Rudenko
Un architecte en balade dans les territoires
Mathias Rollot est titulaire d'un doctorat en architecture et exerce comme maître de conférences à l'Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Nancy où il défend l'idée d'une architecture biorégionale.
Son rapport à l'architecture est enrichi de notions philosophiques : habiter et habitabilité sont au cœur de sa pratique et de sa pensée.
Après avoir fait ses gammes dans divers cabinets d'architecture, il débute en parallèle une activité d'essayiste pour diffuser la théorie de "biorégionalisme" dont il recense dans une bibliothèque virtuelle les divers textes ayant trait à ce sujet.
Le biorégionalisme : une utopie architecturale et territoriale ?
Années 1970. Californie. San Francisco. Plutôt que dans un laboratoire, c'est dans la tête de quelques étranges penseur.euse.s qu'émerge la notion de "biorégionalisme". Peter Berg et Judith Goldhaft fondent alors la "Planet Drum Foundation".
Peut-être utopique mais surtout engagé, le biorégionalisme cherche à privilégier les frontières naturelles au détriment des frontières administratives afin de renforcer des liens harmonieux entre nature et culture.
On change ainsi d'échelle : du global au local, l'être humain n'est plus consommateur.rice mais usager de son territoire. Le respect s'insuffle dans les pratiques.
Antispéciste, antinationaliste, antiraciste et anticapitaliste, le biorégionalisme propose de relocaliser les activités économiques, de renforcer l'autonomie en termes d'énergie et d'alimentation et d'instaurer des démocraties participatives.
En somme, pour Mathias Rollot Le biorégionalisme se pense autant de manière locale qu’interlocale. La vie se noue dans un entrelacement d’échelles. La biorégion est définie par des critères à la fois naturels et culturels. Pour l’identifier, on peut se demander quelles relations humains et non-humains ont-ils nouées à cet endroit, de manière durable et saine ? (Nicolas Celnik, « Biorégions, et au milieu coule une frontière », Libération, 26.02.20)
Retrouvez la chronique de Coralie Schaud de "Libération" : La pollution des avions
Les invités
- Mathias Rollot, Architecte, Docteur en architecture et Maître de conférences à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy
Les références
- La recherche architecturale. Repères, outils, analyses écrit par Mathias Rollot(Editions de l'Espérou)
- Les territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste écrit par Mathias Rollot(Editions François Bourin)
L'équipe Elodie Font, Productrice Clément Nouguier, Réalisateur Céline Dubois, Attachée de production
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Le Bonheur est un Sport de Combat Par lemediatv
Une heure cinq minutes d’entretien avec Alain Denault, philosophe canadien de 50 ans, qui débarque en France et au Média pour présenter le troisième épisode de son feuilleton philosophique (qui en comptera 6). Après l’économie de la nature et de la foi, il s’attaque ici à l’économie de l’art avant d’aborder la psychanalyse, les mathématiques puis la politique. Six étapes que nous franchirons avec lui dans cet échange de haute volée. Son projet de fond explicité ici en exergue à Denis Robert est de « Reprendre l ‘économie aux économistes ».
« Nous sommes des êtres de concept. La philosophie ne se développe pas dans un monde à part. Le mot économie a été dévoyé par une corporation qui s’est désigné comme celle des économistes » postule Deneault qui revient très vite à son projet de déconstruction du langage et des académismes autour de l’économie « On oublie le multitude d’usages de l’économie dans des domaines très différents », dit-il avant de rejeter tout idée de travail sur l’étymologie, mais de s’attaquer à la façon dont l’économie a « évolué dans l’histoire jusqu’à ce que les économistes s’en emparent ».
La série de livres rassemblés sous l’égide d’un feuilleton théorique et éditée chez Lux, décline l’idée que le mot économie a un sens orwellien car il désignerait des méthodes de destruction, d’inégalités sociales, d’impérialisme qui surprendraient ceux qui ont utilisé ce mot à d’autres occasions.
Selon Deneault, si l’économie est aujourd’hui spontanément associée à des notions reliées au capitalisme marchand, ce terme renferme maints autres sens que l’idéologie capitaliste s’est employée à enfermer et à faire oublier. Il replace l’écologie au centre du jeu et nous invite ici à imaginer l’économie après le capitalisme. Comme s’il avait prévu qu’une pandémie allait nous faire repenser le monde.
Une émission tournée début mars. #Capitalisme #Économie #Révolution
ConfidentialitéPublique
Publié originellement 06 avril 2020
CatégorieActualité & Politique
LicenceInconnu LangueInconnu
Étiquettes : alain deneault ; capitalisme ; économie ; économiste ; repenser
Durée1 h 4 min 3608 sec