L'économiste Gaël Giraud, directeur de recherche au CNRS, livre un diagnostic sans appel sur la privatisation du monde et ses méfaits pour l’environnement, et renouvelle le concept des biens communs.
*Article publié dans le n° 7 de la revue Carnets de science https://carnetsdescience-larevue.fr/, en vente en librairie.
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les personnes bénéficiant des revenus annuels les plus élevés sont celles qui émettent le plus de C02 par an. Un citoyen américain émet, par exemple, en moyenne chaque année, plus de 15 tonnes (t) de C02, un Français environ 5 t quand un Tchadien émet moins de 2 t
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D’après la société Carbone 4, changer nos comportements individuels pourrait permettre de réduire jusqu’à 25 % notre empreinte carbone en l’état, 30 % pour les plus ascétiques d’entre nous. Pour faire converger vers zéro les émissions nettes de C02, et conserver quelque chance de ne pas trop nous éloigner de l’objectif de 2 °C de l’Accord de Paris, il faut transformer en profondeur et collectivement les infrastructures dont nous dépendons.
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la dépendance des bilans bancaires aux actifs fossiles ... est considérable ... la plupart des économies occidentales ne peuvent tout simplement pas avancer à marche forcée vers des sociétés décarbonées sans mettre en péril le système financier mondial. ... les économies dites avancées ne sont pas viables sans cette logique d’accaparement ... la tendance reste à l’accroissement des inégalités ... Nous sommes hantés par l’imaginaire d’une appropriation du monde, qui nous retient de consentir collectivement à la mise en commun des ressources, des biens et des services, et à leur préservation. ... En 1789, le caractère sacré de la propriété privée s’est imposé ... le concept de « commun », autrement dit d’une ressource partagée et gérée collectivement par une communauté ... de nombreuses communautés pratiquent les communs depuis toujours, tandis que ceux-ci se multiplient sur la Toile et dans la vie quotidienne de très nombreux collectifs : banques de semences, protection des forêts, gestion des ressources en eau potable, réseau Drugs for Neglected Disease Initiative… l’État se doit désormais d’assurer les conditions d’émergence et de maintien des communs dans la société civile, y compris les communs mondiaux comme l’Amazonie. Sans cela, l’utopie de la privatisation du monde, en déchirant les solidarités élémentaires dans nos sociétés, provoque de telles souffrances que les peuples finissent, comme dans les années 1930, par en appeler à des « solutions » autoritaires et anti-démocratiques pour les sauver du cauchemar de la privatisation. Selon moi, c’est le ressort essentiel de la montée des populismes de droite en Europe, au Brésil ou en Inde aujourd’hui.
Comment faire prospérer les projets collectifs quand le système n’entend que la propriété privée individuelle ? À Notre-Dame-des-Landes comme à Clayrac (commune de Bio, Lot), en passant par le Réseau pour les alternatives forestières, de multiples projets communs se sont emparés d’un outil juridique né sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le fonds de dotation. ... petit bijou du libéralisme : une structure juridique, aussi facile à créer qu’une association, qui peut ensuite recevoir sans aucune limite des dons de biens ou d’argent, avec une déduction fiscale de 66 %, afin de les redistribuer à des initiatives d’intérêt général. ... c’est les pouvoirs d’une fondation avec la facilité de gestion d’une association. ... pensé comme un outil de défiscalisation massive et un levier du désengagement de l’État.
« Le droit français est réactionnaire, il ne reconnaît pas la propriété collective »
... Société civile immobilière ou groupement foncier agricole restent « des structures capitalistiques, où chacun a des parts qu’il peut vendre ». ... la foncière Antidote, « un fonds de dotation qui aide à la collecte de fonds pour racheter des lieux collectifs, dans différents endroits, et qui les met en réseau », selon Nico. Dans leur ligne de mire, l’achat d’un café associatif, d’un centre social autogéré, ou d’un tiers lieu en milieu rural comme la Talvère. ... le terrain ou la maison remis à un fonds de dotation devient un bien commun ... L’ensemble de l’économie ayant payé pour ce bien, il appartient alors à la communauté, laquelle en confie l’usage à une ou plusieurs personnes ». Et quand ces personnes s’en vont, d’autres arrivent, sans avoir à payer le ticket d’entrée de l’achat immobilier. La propriété privée se change alors en propriété d’usage. Autrement dit, celles et ceux qui habitent et usent du lieu ont des droits, une forme de propriété, mais qui prend fin dès lors qu’ils ne l’utilisent plus. Ainsi, une fois la Talvère achetée, les habitants de la fermette signeront un bail emphytéotique de 99 ans avec le fonds de dotation, un contrat qui leur donnera des droits d’usage et un devoir d’entretien contre un loyer symbolique. ... Fin 2017, le Réseau pour les alternatives forestières a lancé son fonds, Forêts en vie, « pour préserver les forêts sur le long terme ». Cette année, Mediapart a choisi de placer « 100 % de son capital dans une structure à but non lucratif qui, en le sanctuarisant, le rendra inviolable, non cessible et non achetable ». ... à Notre-Dame-des-Landes ... dès début 2017, bien avant l’abandon de l’aéroport, se rappelle Geneviève Coiffard-Grosdoy, activiste historique de la lutte. Nous voulions pérenniser la Zad, ce qui signifiait préserver les terres, afin qu’elles ne retournent pas à l’agrandissement et permettent au contraire de nouvelles installations paysannes ... les « 6 points pour l’avenir de la Zad » https://reporterre.net/IMG/pdf/6pointszad-a3-2.pdf ... Les statuts de ce fonds baptisé « La terre en commun » https://encommun.eco/ ... de nombreuses critiques, auxquelles les défenseurs de La terre en commun ont répondu dans un texte, Prise de terres https://reporterre.net/IMG/pdf/ete_livret_nb.pdf, publié cet été ... des gens se rendent compte que la logique capitalistique est nuisible à nos constructions collectives et qu’il faut s’en défaire ... moyen de « gagner en citoyenneté active » ... On va aller chercher des particuliers qui ont envie de mettre des petites et des moins petites sommes, qui se retrouvent dans les valeurs du fonds, mais on a aussi une ambition de publicité assez large, pour chercher des mécènes, des soutiens au-delà du lieu lui-même
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Prise de terre(s), Notre-Dame-des-Landes, été 2019 - i à https://my.framasoft.org/u/ind1ju/?Z_qRoQ
Lire aussi : Autour de la Zad, la bataille politique de la propriété privée https://reporterre.net/Autour-de-la-Zad-la-bataille-politique-de-la-propriete-privee
"La propriété, c'est le vol" - c'est bien connu... Mais est-il vraiment possible de penser un "cadre d'appropriation sociale véritable c'est-à-dire sans propriétaire des moyens de production" ? Le chercheur militant Benoît Borrits entend contribuer à « refermer définitivement l’impasse de la propriété collective » pour lui substituer une « économie des communs dans laquelle tout individu trouvera sa place dans la délibération »…
... Benoît Borrits, animateur de l’association Autogestion, s’attache à un impensé du mouvement ouvrier, à savoir « l’appropriation collective des moyens de production » comme pierre angulaire de la construction d’une « société postcapitaliste ». Dans son essai préfacé par Pierre Dardot, il invite à rompre avec cette notion de propriété, qu’elle soit privée ou collective.
... Benoît Borritz défend la « nécessité de donner corps à la notion d’un commun productif, un commun qui se serait définitivement débarrassé du carcan de la propriété et dans lequel travailleurs et usagers, du simple fait de leur participation et non d’une quelconque qualité de propriétaire, même coopératif, seraient appelés à délibérer pour le gérer conformément à leurs attentes ».
Cette économie des communs suppose la conscience d’avoir des ressources à partager, à gérer ensemble et à préserver collectivement par une communauté politique éclairée sur les enjeux vitaux. Au préalable, elle suppose l’exercice d’une « citoyenneté » réelle voire éclairée et non pas purement incantatoire…
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Benoît Borrits, Au-delà de la propriété – Pour une économie des communs, La Découverte, 248 p., 19 €