Mars 1999, page 28
Un facteur pathogène prédominant
Dans les pays développés, l’obsession de la santé parfaite est devenue un facteur pathogène prédominant. Le système médical, dans un monde imprégné de l’idéal instrumental de la science, crée sans cesse de nouveaux besoins de soins. Mais plus grande est l’offre de santé, plus les gens répondent qu’ils ont des problèmes, des besoins, des maladies. Chacun exige que le progrès mette fin aux souffrances du corps, maintienne le plus longtemps possible la fraîcheur de la jeunesse, et prolonge la vie à l’infini. Ni vieillesse, ni douleur, ni mort. Oubliant ainsi qu’un tel dégoût de l’art de souffrir est la négation même de la condition humaine.
Quand on considère en historien notre médecine, c’est-à-dire la médecine dans le monde occidental, on se tourne inévitablement vers la ville de Bologne, en Italie. C’est dans cette cité que l’ars medendi et curandi s’est séparé, en tant que discipline, de la théologie, de la philosophie et du droit. C’est là que, par le choix d’une petite partie des écrits de Galien (1), le corps de la médecine a établi sa souveraineté sur un territoire distinct de celui d’Aristote ou de Cicéron. C’est à Bologne que la discipline dont le sujet est la douleur, l’angoisse et la mort a été réintégrée dans le domaine de la sagesse ; et que fut dépassée une fragmentation qui n’a jamais été opérée dans le monde islamique, où le titre de Hakim désigne, tout à la fois, le scientifique, le philosophe et le guérisseur.
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Du corps physique au corps fiscal
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L’auscultation remplace l’écoute
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La poursuite de la santé les dissout tous deux. Comment peut-on encore donner corps à la peur quand on est privé de la chair ? Comment éviter de tomber dans une dérive de décisions suicidaires ? Faisons une prière : « Ne nous laissez point succomber au diagnostic, mais délivrez-nous des maux de la santé. »
(1) Médecin grec (131-201) qui exerça surtout à Pergame et Rome. Ses dissections d’animaux lui permirent, en anatomie, de faire d’importantes découvertes sur le système nerveux et le cœur. Son influence fut considérable jusqu’au XVIIe siècle.
(2) Héros de l’Antiquité qui passait pour avoir enseigné aux êtres humains l’ensemble du savoir qui fonde une civilisation. Il déroba le feu aux dieux pour l’apporter aux hommes.
(3) Northrop Frye (1912-1990), ancien professeur à l’université de Toronto et l’un des plus influents critiques littéraires de langue anglaise. Auteur, entre autres, de : Anatomie de la critique (Gallimard, 1969), L’Ecriture profane (Circé, 1996), La Parole souveraine (Seuil, 1994), et Le Grand Code. La Bible et la Littérature (Seuil, 1984).
(4) Personnification de la santé, fille d’Asclépios, le dieu grec de la médecine.
(5) Ivan Illich, Némésis médicale. L’expropriation de la santé, Seuil, coll. « Points », Paris, 1981.
(6) Lire Ivan Illich, Une société sans école, Seuil, coll. « Points », Paris, 1980.
(7) Dieu romain à double visage, Janus bifrons ; le mois de janvier — januarius — lui est consacré.
(8) Jan Rehor, dit Gregor Mendel (1822-1884), botaniste tchèque, fondateur de la génétique, il découvrit les lois de l’hybridation.
(9) Comme la métaphore, l’oxymoron est une figure de rhétorique. Elle consiste à appliquer à un nom une épithète qui semble le contredire ; par exemple : obscure clarté, soleil noir, force tranquille.
(10) Conducteur des âmes des morts, tels Hermès et Orphée.