... Désirant à tout prix se poser en défenseurs de la « démocratie » contre les formes supposées de son dévoiement actuel, ils finissent par assimiler l’ensemble des maux contemporains (personnalisation de la vie politique, « fake news », méfiance envers les institutions, désaffiliation partisane, tendances autoritaires et xénophobes, etc.) à des manifestations d’un populisme omniprésent et néfaste. Ce faisant, ils mélangent allègrement les causes et leurs effets, augmentant plus encore la confusion qui entoure le concept (et qu’eux-mêmes se délectent de dénoncer). Que nous dit un concept qui se confond avec son contraire ? ☰ Par Arthur Borriello
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il n’est pas étonnant que les deux définitions devenues canoniques soient volontairement souples et minimales. C’est le cas de l’approche « idéationnelle » de Cas Mudde, politologue néerlandais, et de celle, « discursive », d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Leur contribution est toutefois ambivalente : en proposant une définition plus étroite du populisme, ces approches ont parfois étendu la portée de son application à l’excès, rendant difficile l’établissement de critères suffisamment spécifiques que pour le distinguer d’autres concepts et phénomènes voisins. Ce faisant, elles flirtent toujours avec l’écueil d’élasticité conceptuelle dénoncé par le politologue italien Giovanni Sartori4 ; mal utilisées, elles autorisent des associations douteuses et conduisent à voir le populisme partout, ce qui revient à ne l’identifier nulle part.
« En proposant une définition plus étroite du populisme, ces approches ont parfois étendu la portée de son application à l’excès. »
On doit à Cas Mudde d’avoir conceptualisé le populisme comme une « idéologie fine » (thin-centered ideology) fondée sur la croyance en une division fondamentale du social entre un peuple bon — détenteur de la volonté générale dont l’application devrait être le cœur de l’action politique — et des élites corrompues. La variété des populismes réellement existants est aisément expliquée à partir de cette perspective : ne disposant que d’un nombre très limité de principes, l’idéologie (fine) populiste ne se suffit pas à elle-même et se trouve donc systématiquement associée avec d’autres traditions idéologiques plus « épaisses » (socialisme, nationalisme, libéralisme, etc.). D’où le fait que puissent facilement coexister les populismes de gauche, les populismes du centre et les partis de droite radicale populiste. Cette approche s’est finalement imposée comme la perspective dominante en science politique, probablement en raison de sa plasticité et de son applicabilité aux cas empiriques les plus disparates. Elle a également progressivement percolé dans la sphère politico-médiatique, comme en témoignent les nombreuses interventions de son auteur dans les médias5.
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Dans une veine très différente, la conception « discursive » du populisme proposée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, développée dans une perspective « post-marxiste », aboutit parfois à des impasses similaires. Pour rappel — nous avons déjà eu l’occasion de détailler les caractéristiques de cette approche ailleurs7 —, ces auteurs présentent le populisme comme une logique politique, c’est-à-dire une façon de construire des identités politiques en articulant entre elles des demandes démocratiques. Le populisme construirait ainsi un sujet populaire, un « nous », à partir d’une opposition à un adversaire (la caste, l’élite, l’establishment), tenu pour responsable de la frustration de ces demandes. L’unité du sujet n’est pas ici le fruit de caractéristiques propres que ses composantes partageraient — à l’instar du prolétariat qui, dans l’approche marxiste, est défini par la position de classe de ses membres — mais bien le résultat d’une commune opposition aux élites du système. Cette commune opposition est ce qui permet de tisser des liens (Laclau et Mouffe parleraient de « chaînes d’équivalence ») entre des demandes a priori extrêmement hétérogènes. La nature exacte du sujet populaire dépend donc d’un processus contingent de construction de la frontière politique entre « eux » et « nous ». Par conséquent, selon l’adversaire visé (les élites politiques et/ou économiques, les intellectuels, les minorités ethniques, etc.) et le type de demandes articulées, le populisme peut revêtir des formes émancipatrices ou réactionnaires.
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De la désintermédiation au « moment » populiste
... processus, à l’œuvre depuis le milieu des années 1970, et de façon plus marquée depuis les années 1990–2000, ont contribué à progressivement creuser un vide vertigineux entre les citoyens et leurs représentants, comme le politologue irlandais Peter Mair l’a montré dans son analyse magistrale12. D’une part, on a assisté à un lent processus d’individualisation et de désaffiliation dans les sociétés occidentales : les groupes sociaux se sont complexifiés, rendant leur structuration et représentation par des corps intermédiaires de plus en plus aléatoire et difficile. Outre les syndicats, les églises, les clubs et les associations, les organisations à avoir le plus souffert de ces transformations sont celles qui assuraient la représentation de ces groupes sociaux auprès de l’État : les partis politiques et leurs élites. D’autre part, en réponse à ces évolutions, ces derniers ont progressivement cherché de nouvelles formes de légitimation. Après s’être émancipés de leurs groupes sociaux respectifs (devenant ainsi des partis dits « attrape-tout »), ils se sont petit à petit réfugiés dans les institutions étatiques au point de se confondre pratiquement avec celles-ci ; en parallèle, fleurissait chez les élites un discours de défense des institutions et de la stabilité économique contre les « excès » des demandes démocratiques, discours confinant parfois à une véritable « haine de la démocratie13 ».
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Fait remarquable — car il explique bon nombre de confusions — ces trois types d’acteurs (le centre libéral-technocratique, l’extrême droite et les partis verts) présentent des caractéristiques organisationnelles communes, relatives au processus de désintermédiation touchant les sociétés occidentales dans leur ensemble. Plus elles sont récentes, plus ces formations sont enclines à se présenter comme des mouvements ou des plateformes plutôt que comme des partis (le cas Macron est emblématique à cet égard), refusent le degré d’institutionnalisation de ces derniers et sont extrêmement dépendantes de la figure de leur leader. Celui-ci est en effet seul à même d’incarner l’homogénéité de ces mouvements au vu de la quasi-absence de cadres intermédiaires qui les caractérisent — un trait qui, encore une fois, doit plus à la donne contemporaine qu’à une caractéristique intrinsèque du populisme en tant que tel.
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Sont alors apparus en Europe des mouvements populaires que l’on croyait spécifiques au contexte de l’Amérique latine, fustigeant l’oligarchisation rampante et réclamant un processus de démocratisation de nos sociétés au nom de la souveraineté populaire. L’Europe connaissait enfin son « moment populiste ».
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Ce n’est pas le populisme qui constitue le nouveau Zeitgeist du XXIe siècle16, mais bien le processus de dé-démocratisation et de désintermédiation, cette lame de fond beaucoup plus puissante et préoccupante, dont le populisme ne constitue que l’écume, au même titre que les autres nouveaux mouvements politiques à succès. Notre critique devrait donc se concentrer sur ces transformations socio-politiques que traversent les démocraties occidentales et qui, mises bout à bout, font système : la confiscation technocratique d’une partie de la décision politique (en particulier en matière d’orientations économiques), la perte de pouvoir des assemblées législatives, la dérégulation des activités financières et le détricotage des États-providence, la professionnalisation de la vie politique, la convergence idéologique des principales familles partisanes, le déclin des formes conventionnelles de participation politique, etc. Plutôt que de fustiger le populisme et de voir en lui une menace pour la démocratie17, la question normative à se poser devient celle de son potentiel réel de démocratisation, eu égard au contexte d’émergence qui est le sien et aux stratégies qu’il développe.
La fin du « moment » populiste ?
... C’est probablement en France, où les accomplissements de ces mouvements ont jusqu’ici été moindres, que leur potentiel de mobilisation reste le plus intact.
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si les familles politiques traditionnelles sont si promptes à accuser l’hydre populiste, c’est probablement parce que cela leur permet de détourner l’attention du public de leur propre responsabilité dans la dégradation de la représentation démocratique, à bien des égards nettement plus manifeste et critiquable. Il faudra aussi se prémunir contre le label de respectabilité que le qualificatif « populiste » octroie à des partis néofascistes dont la seule vocation est de fournir l’option d’un virage autoritaire et nationaliste au projet néolibéral — car, convenons-en, c’est véritablement la dernière chose dont nous ayons besoin à l’heure actuelle. Cela ne devra pas pour autant nous conduire à surestimer le potentiel de ces mouvements populistes, tant qu’ils n’offrent pas de réponse globale et cohérente à la dégradation démocratique généralisée qui touche nos sociétés. Gageons au moins que, à partir d’une perspective plus informée, nous serons cette fois en mesure de cesser de voir le populisme partout, ce qui nous permettra de l’identifier, de l’analyser et de le critiquer quelque part.
Connu / https://twitter.com/Noe_Francois/status/1272202187138117634
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Noé François @Noe_Francois 6:20 PM · 14 juin 2020·- 1 Retweet
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