Emmanuel Macron a annoncé mardi la relance de la construction de réacteurs nucléaires tout en continuant à développer les énergies renouvelables et économiser l’énergie « pour garantir l’approvisionnement électrique » et atteindre la neutralité carbone en 2050. Mais le nucléaire est-il indispensable pour réaliser cet objectif ? Non, répondent les scénarios prospectifs, y compris celui de RTE paru fin octobre.
Allocution d'Emmanuel Macron le 9 novembre 2021.
PHOTO : Adrien Fillon / Hans Lucas via AFP
« Si nous voulons payer notre énergie à des tarifs raisonnables et ne pas dépendre de l’étranger, il nous faut tout à la fois continuer d’économiser l’énergie et d’investir dans la production d’énergie décarbonée sur notre sol », a déclaré Emmanuel Macron dans son « adresse aux Français » mardi soir. C’est indiscutable. Très contestable en revanche est la conclusion qu’il en tire, habillée des apparences du raisonnement logique : « C’est pourquoi nous allons relancer la construction de réacteurs nucléaires. »
Construire de nouveaux réacteurs et, pour commencer, lancer un programme de mise en chantier de six EPR 2 durant cette décennie, est...
« Si nous voulons payer notre énergie à des tarifs raisonnables et ne pas dépendre de l’étranger, il nous faut tout à la fois continuer d’économiser l’énergie et d’investir dans la production d’énergie décarbonée sur notre sol », a déclaré Emmanuel Macron dans son « adresse aux Français » mardi soir. C’est indiscutable. Très contestable en revanche est la conclusion qu’il en tire, habillée des apparences du raisonnement logique : « C’est pourquoi nous allons relancer la construction de réacteurs nucléaires. »
Construire de nouveaux réacteurs et, pour commencer, lancer un programme de mise en chantier de six EPR 2 durant cette décennie, est-ce indispensable pour garantir l’approvisionnement électrique de la France ? A chaque seconde de chaque heure de chaque journée de chaque année, y compris par une nuit d’hiver glaciale et sans vent ? Sur un plan technique et industriel, la réponse est tout simplement non.
C’est ce qu’a démontré l’étude publiée en janvier dernier par RTE, le gestionnaire du réseau public de transport de l’électricité en France et l’AIE (l’Agence internationale de l’énergie). D’autres analyses tout aussi solides parviennent à la même conclusion : celles de l’Ademe, l’une déjà parue en 2015 et l’autre à paraître mi-novembre, celles, depuis 2010, de l’association négaWatt, dont l’actualisation a été publiée fin octobre et, enfin, celle d’une équipe de chercheurs du Cired fin 2020. Les mésaventures d’Homer Simpson, dont l’éolienne ne fournit pas de courant quand il en a besoin, font bien rire, mais ce n’est pas comme ça qu’un système électrique 100 % renouvelable fonctionne dans la réalité. En revanche, le mettre en oeuvre n’en sera pas moins un défi.
Qu’en est-il sur un plan économique ? Rester dans le nucléaire coûte-t-il moins cher que d’en sortir ? C’est une conclusion qu’il est possible de tirer hâtivement de l’analyse économique produite par RTE fin octobre à la suite de son étude technique de janvier. Six scénarios ont été étudiés de façon approfondie. Trois avec relance du nucléaire plus ou moins importante et prolongement poussé des réacteurs du parc historique (les scénarios « N », qui nécessitent également un développement très important des énergies renouvelables). Et trois autres (les scénarios « M ») avec sortie plus ou moins rapide du nucléaire et une accélération très poussée du déploiement des capacités renouvelables (quadruplement de la puissance installée des éoliennes terrestres1, par exemple).
Le nucléaire (un peu) moins cher
Il ressort de cette analyse que le scénario le plus nucléarisé (dit « N03 », avec quatorze nouveaux EPR en service en 2050, quelques petits réacteurs modulaires dits SMR et un prolongement du parc historique souvent au-delà de 60 ans) est économiquement moins coûteux pour la collectivité qu’un scénario de sortie du nucléaire, lequel impose beaucoup de moyens de stockage de l’électricité pour gérer la forte pénétration des sources renouvelables.
Si l’éolien et le solaire présentent des coûts imbattables par rapport au nucléaire neuf, ils ont l’inconvénient de ne pas être pilotables et il faut mettre en face des capacités qui coûtent cher (gaz vert produit à partir d’hydrogène en particulier) pour gérer leur variabilité et faire coller la production à la demande d’électricité.
Ainsi, le scénario où le nucléaire est poussé au maximum imaginable des capacités industrielles (N03) représente pour les Français, à l’horizon 2060, une facture d’électricité de 58 milliards d’euros par an hors taxes, tandis qu’un scénario de sortie rapide du nucléaire, en trente ans (scénario M0), représenterait un coût annuel de 77 milliards d’euros. Soit environ 20 milliards d’euros d’écart, pas loin d’un point de PIB. Une différence finalement très contenue (cela ne fait jamais que 84 centimes par jour et par Français), mais qui donne des arguments aux partisans de la construction de nouveaux réacteurs.
Car, quoi que l’on fasse, il va falloir disposer, à partir de 2035, de capacités nouvelles de production bas carbone pour remplacer progressivement l’actuel parc dont les 56 réacteurs arrivent en fin de vie, et pour accroître la production électrique, la neutralité carbone imposant une électrification très importante des usages. Surtout dans la perspective souhaitable où l’on chercherait à relocaliser des activités industrielles, puisqu’aujourd’hui, la France externalise ses émissions de CO2 en faisant produire en Asie une grosse partie de sa consommation de biens manufacturés ou de produits intermédiaires très émissifs comme l’acier et le ciment.
Des hypothèses incertaines
Les coûts indiqués par l’étude RTE ne peuvent toutefois être utilisés sans une claire compréhension des hypothèses qui les sous-tendent, et de toutes les incertitudes qui les entourent.
Une première hypothèse structurante est le niveau de la demande projetée en 2050, date à laquelle doit être atteinte la neutralité carbone. Dans l’étude publiée en octobre, RTE ne présente hélas ses analyses de coûts que pour son hypothèse centrale de demande, celle d’un accroissement de 35 % de la consommation d’électricité par rapport au niveau actuel. Un sous-jacent est que les habitudes des Français restent inchangées, leur usage de la voiture individuelle notamment. RTE a étudié des scénarios de demande alternatifs, notamment celui dit de sobriété, mais n’en a pas encore détaillé les coûts, qui seront publiés ultérieurement.
Toutefois, en première analyse, indique RTE, l’écart entre les scénarios avec et sans sobriété, toutes choses égales par ailleurs, est de l’ordre de 10 milliards d’euros en 2050. Cette sobriété, un terme qui suscite passions et crispations, n’est imaginée dans aucun scénario de décarbonation comme un mode de vie « amish ». Sous ce terme, RTE met des changements sociétaux qui n’ont rien de délirant. En particulier, le nombre de voitures en circulation serait ramené à son niveau de 1990 et la température de chauffage des logements, devenus bien isolés, serait diminuée de 1 °C. « Ce n’est ni un scénario du Moyen-Âge, ni un scénario dans lequel les trains s’arrêtent lorsque la production d’éolienne est faible. C’est un scénario dans lequel le pacte de société est différent », insiste Thomas Veyrenc, directeur de la stratégie et de la prospective à RTE.
Un autre paramètre très important est le temps. Si la France ne parvient à ne mettre que huit EPR en service en 2050 (scénario N1) et non quatorze, la facture annuelle du système électrique grimpe à 66 milliards d’euros au lieu de 58 milliards (scénario N03). Car il faudra en contrepartie accroître les renouvelables (qui atteindront alors 74 % du mix électrique au lieu de 50 % dans N03) et donc les moyens de flexibilité2.
Ce scénario N1 apparaît comme le plus réaliste au regard des retards déjà pris dans le programme « nouveau nucléaire » et des contraintes industrielles. L’EPR 2 n’en est qu’au stade du « basic design » et les études détaillées, qui représentent une vingtaine de millions d’heures d’ingénierie, ne pourront pas être finalisées par EDF avant 2025. Ce n’est qu’au vu de ces études de sûreté que l’Agence de sûreté nucléaire (ASN) pourra donner son feu vert, vers 2027 au mieux, au premier chantier. Ou pas. Car rien n’est pour le moment acquis.
Du côté des trajectoires sans construction de nouveau nucléaire, RTE scénarise une hypothèse de fermetures plus lentes des réacteurs (une sortie vers 2060) et où la pénétration des technologies les plus compétitives est optimisée (parcs éoliens terrestres et offshore, notamment). Coût de ce scénario (dit M23) : 71 milliards d’euros par an.
Si on compare les scénarios M23 et N1, la différence entre les deux options tombe à 5 milliards d’euros. Soit 0,2 % du PIB ou 20 centimes par Français et par jour. Voire encore moins si l’on ajoute de la sobriété dans l’option sans nucléaire. Bref, on est dans l’épaisseur du trait. Et il ne faut pas perdre de vue que dans un scénario de neutralité carbone, la facture énergétique des Français (30 milliards d’euros par an d’importations dans les bonnes années) disparaît.
Ce n’est pas tout. Les études de RTE reposent sur un coût moyen pondéré du capital uniforme pour toutes les technologies décarbonées, alors qu’aujourd’hui, les coûts de financement du nucléaire – un investissement très risqué comme l’illustre les désastres des chantiers de l’EPR de Flamanville et celui d’Olkiluoto en Finlande – sont beaucoup plus élevés que pour les renouvelables. Ce n’est pas un hasard si, en 2020, 256 GW de capacités renouvelables (solaires et éoliennes essentiellement) ont été ajoutées dans le monde, contre 0,4 GW de capacités nucléaires. Les investisseurs n’aiment pas le risque et veulent être sûrs que leur argent rapporte.
Ce choix de RTE d’un coût de capital uniforme (4 % en l’occurrence) est logique : il exprime l’idée que l’Etat va garantir la rentabilité de l’investissement dans le nucléaire au même titre qu’il le fait déjà pour les renouvelables, puisqu’il s’agit d’une énergie décarbonée. D’où l’énorme enjeu de la discussion européenne sur la « taxonomie verte ». Si, comme le souhaite la France, le nucléaire peut être admis dans la catégorie des investissements bons pour la transition écologique, alors ce soutien public sera légitime et ne pourra pas être attaqué pour distorsion de concurrence. Cette bataille est loin d’être gagnée et Emmanuel Macron devrait profiter de la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne, que la France prendra à partir du 1er janvier, pour faire avancer ses pions.
Mais, dans l’hypothèse, tout à fait vraisemblable, où le nucléaire ne parviendrait pas à se financer au même coût que les renouvelables, alors l’équation économique change du tout au tout. Avec un coût de 4 % du capital pour les renouvelables et de 7 % pour le nucléaire, les scénarios médians de RTE avec nouveau nucléaire et sans nouveau nucléaire (N1 et M23) font jeu parfaitement égal (71 milliards d’euros par an).
CQFD : un scénario électrique 100 % renouvelable n’est pas nécessairement plus cher qu’un scénario avec construction de nouveaux réacteurs. Et, quoi qu’il en soit, les écarts de coûts sont très limités d’un scénario à l’autre.
L’analyse de RTE ne démontre pas que rester dans le nucléaire est moins cher que d’en sortir. Elle démontre que l’argument économique est un critère de décision très insuffisant pour engager la France pour de longues décennies dans un choix lourd de risques, qu’il s’agisse de l’accident majeur ou de l’insoluble problème de gestion des déchets.
Un choix aussi grave mérite un débat public et non une décision autocratique annoncée en deux phrases et 42 secondes dans un discours à la nation brassant pêle-mêle vaccination Covid, durcissement des conditions d’indemnisation des chômeurs et annonce de nouvelles mesures sécuritaires.
Compter sans conter
Les écologistes brandissent souvent les coûts imbattables du solaire et de l’éolien au nez de leurs adversaires pronucléaires. L’écart varie en effet au moins du simple au double. Selon RTE, sur la base d’un taux annuel moyen de rémunération du capital investi de 4 % par an, le nucléaire neuf pourrait revenir à environ 70 euros du mégawattheure en 2050 contre environ 40 euros pour l’éolien (terrestre et posé en mer avec son raccordement au continent) et environ 30 euros pour une centrale photovoltaïque au sol. De telles comparaisons sont pertinentes quand un investisseur peut choisir entre telle ou telle technologie. Ce qui est le cas aujourd’hui car il y a de la marge avant que le niveau de pénétration des énergies renouvelables variables atteigne le seuil à partir duquel des adaptations conséquentes du système électrique ne deviennent nécessaires (ce seuil se situe vers 50 %). Et ce qui explique pourquoi le nucléaire a si peu de succès aujourd’hui par rapport aux renouvelables dont les coûts de production sont beaucoup moins élevés.
En revanche, dans un mix décarboné 100 % renouvelable dominé par les technologies les moins chères mais qui ne sont pas pilotables (l’éolien et le solaire), il faudra intégrer des moyens de flexibilité (batteries, hydrogène, barrages…) bien plus importants que dans un mix décarboné qui intègre des capacités nucléaires. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas se contenter de regarder les seuls coûts de production d’une technologie, mais l’ensemble du coût du système électrique pour la collectivité : moyens de production, moyens de flexibilité et réseaux de transport et de distribution (en intégrant le coût du capital). C’est à cette aune que l’on peut comparer entre eux les coûts de différents mix électriques.
notes :
- Ce qui correspond grosso modo, compte tenu de l’augmentation de la puissance des éoliennes à 22 000 mâts, près du triple de leur nombre actuel (8 000)... et nettement moins qu’en Allemagne, qui compte 29 600 éoliennes terrestres.
- On note au passage que, même avec du nucléaire poussé au maximum, il est impossible d’avoir moins de 50 % de renouvelables dans le mix de production, avis aux partisans irresponsables du gel du développement des renouvelables.